Analyses
Publié le : 26/10/2020
Guillaume Scheurer : C’est une Suisse encore plus tournée vers l’Afrique que vous allez voir dans les années à venir.
La diplomatie suisse a longtemps été enviée par ses voisins, même avant la seconde guerre mondiale. Si sa doctrine qualifiée de neutre, a souvent mis la Confédération à l’abris des conflits globaux, tout au long du XIXe siècle, les puissances occidentales ont progressivement installé la Suisse dans le rôle de spectateur ou de témoin.
Ce que l’on peut qualifier aujourd’hui de ‘’Diplomacy for good’’ résume assez bien le positionnement de Berne. Au-delà d’un état d’esprit, il s’agit d’un terme d’ordre positif, qui communique plus d’énergie qu’un mot qui peut paraitre poussiéreux comme »la neutralité ». Et cela se traduit concrètement avec les formats multilatéraux sur le bien commun mondial dans lesquels la Suisse s’arrime ainsi que dans les instituions qu’elle abrite sur son sol.
En Afrique, le Suisse est ‘’presque partout’’. De l’intrant agricole au chocolat en passant par la finance et l’aide au développement, le pays helvétique peut compter sur le fort maillage territorial de ses multinationales.
Guillaume Scheurer, diplomate suisse passé par plusieurs grandes capitales, et ambassadeur de la Confédération à Rabat, nous parle en exclusivité des relations maroco-suisses, de la diplomatie suisse et du centenaire suisse au Royaume. Guillaume Scheurer occupe le poste d’Ambassadeur de Suisse au Maroc depuis janvier 2020. Neuchâtelois d’origine, il a effectué des études en droit dans sa ville natale avant de poursuivre sa formation académique en sécurité internationale à l’IHEID de Genève. Après avoir exercé quelques années en tant qu’avocat, il a intégré le Département fédéral des affaires étrangères en 1992. Ses postes diplomatiques précédents incluent, outre des postes à la Centrale à Berne, les Ambassades de Pretoria, Téhéran, Washington, Kyiv et la Représentation suisse auprès de l’OSCE à Vienne.
MGH Partner : Votre Excellence, il y a quelques jours, Krystyna Marty Lang, Secrétaire d’État aux Affaires Étrangères était en visite officielle à Rabat. Elle a notamment rencontré son homologue marocain. C’est la première visite suisse de haut niveau depuis maintenant deux ans. Que pouvez-vous nous dire sur ce déplacement ?
Guillaume Scheurer : Ce déplacement s’inscrit dans le crescendo actuel des échanges bilatéraux entre la Suisse et le Maroc. En effet, depuis les consultations politiques de 2018 à Berne, on a eu en février 2020 la visite à Rabat de la Cheffe de la Division Moyen-Orient et Afrique du Nord du Département Fédéral des Affaires Etrangères, Madame Maya Tissafi, précisément suivie par la visite, la semaine dernière, de la Secrétaire d’État aux Affaires Étrangères, Madame Krystyna Marty Lang. En 2021, au premier trimestre, nous espérons une visite en Suisse du Ministre des Affaires étrangères du Maroc, Monsieur Nasser Bourita, qui a été officiellement invité par son homologue le Conseiller fédéral Ignazio Cassis. En automne, nous prévoyons une autre visite de haute importance, qui s’inscrira dans la célébration du centenaire de la présence diplomatique suisse au Maroc.
Dans le cadre de cette dynamique d’échanges à haut niveau, nos deux pays sont constamment en train d’approfondir leur partenariat et leur dialogue, en explorant de nouveaux terrains de coopération dans les domaines d’intérêt commun. Cela concerne notamment les politiques sectorielles en matière de climat, d’énergie, d’agriculture durable, de transports, de migration au sens large, ainsi que d’innovation et d’éducation.
MGH Partners : D’une façon plus générale, comment jugez-vous les relations maroco-suisses, tant sur le plan politique qu’économique ?
Guillaume Scheurer : Les relations politiques connaissent comme je viens de l’expliquer un essor, dont nous nous réjouissons bien évidemment. Au plan économique, le bilan est également positif. Le Maroc et la Suisse entretiennent des relations économiques stables et œuvrent à promouvoir la coopération dans des domaines d’intérêt commun comme le développement, l’agriculture et le tourisme durables. L’accord de libre-échange entre le Maroc et les Etats de l’Association européenne de libre-échange (AELE), dont la Suisse fait partie, date de 1997. Le volume des échanges commerciaux bilatéraux avec la Suisse a atteint 627 millions de CHF en 2019, dépassant pour la première fois la barre des 600 millions. Mais le potentiel pour un volume d’échange bien supérieur existe. Le Maroc est déjà le septième partenaire commercial de la Suisse en Afrique. Plusieurs entreprises suisses de grande taille y sont présentes, telles que par exemple ABB, Givaudan, LafargeHolcim, Nestlé, SGS, Sicpa, Sika, Swissport, Triumph et Syngenta. Je ne cite que celles que j’ai déjà eu la chance de visiter, mais il en existe de nombreuses autres, y compris des plus petites, regroupées au sein d’une Chambre de commerce. Les entreprises suisses bénéficient d’une bonne visibilité et d’une excellente réputation au Maroc, où elles emploient près de 10’000 personnes.
La Chambre de commerce Suisse au Maroc est très dynamique, qui compte plus de 170 membres. Celle-ci est active dans la promotion de l’implantation d’entreprises suisses et des investissements dans ce pays. Le développement de « Financial City » à Casablanca est également une opportunité intéressante de partenariat au niveau financier, que l’Ambassade de Suisse entend explorer davantage.
Enfin, nous nous réjouissons particulièrement de l’accord de coopération Suisse-Maroc pour le développement du tourisme durable, qui a été signé en juillet dernier. Celui-ci vise à soutenir dans la région de Beni Mellal-Khenifra le développement durable du tourisme de montagne. Ce programme d’une durée initiale de quatre ans est cofinancé par le Secrétariat d’Etat à l’Economie suisse et le Ministère du Tourisme marocain.
»Le premier consulat a ouvert ses portes en 1921 à Casablanca »
Guillaume Scheurer
MGH Partners : La représentation diplomatique suisse est l’une des plus anciennes au Royaume, voire d’Afrique. La première chancellerie était d’ailleurs installée à Casablanca depuis maintenant 100 ans ! Tant d’histoire à raconter sur les relations bilatérales, prévoyez-vous de célébrer ce grand moment dans ce contexte si particulier ?
Guillaume Scheurer : Oui absolument ! Le premier consulat a ouvert ses portes en 1921 à Casablanca. C’est donc l’occasion de célébrer l’année prochaine cent ans d’amitié entre le Maroc et la Suisse, en mettant en avant les opportunités de collaboration futures. Dans la deuxième moitié de l’année 2021, nous avons l’intention de marquer cet anniversaire par différentes rencontres et activités. L’objectif sera de faire connaître la Suisse et ses atouts, mais aussi de travailler en partenariat étroit avec des entités marocaines dans un esprit d’échange et de coopération. Le programme est en cours de préparation, mais je vous assure qu’il y aura de belles surprises. Malgré l’incertitude liée à la situation sanitaire, nous sommes confiants que nous allons pouvoir offrir au public suisse et marocain des opportunités de découverte et d’approfondissement des connaissances sur les relations entre nos deux pays. Si nécessaire, nous trouverons des solutions innovantes, made in Switzerland, pour être en mesure de célébrer cet anniversaire dans les meilleures conditions.
»C’est donc assurément une Suisse encore plus tournée vers l’Afrique que vous allez voir dans les années à venir. »
MGH Partners : En parlant d’Afrique, comment la Suisse compte s’imposer dans l’établissement de liens étroits avec le continent ?
Guillaume Scheurer : En tant qu’Ambassadeur au Maroc, il est très intéressant pour moi d’observer les développements sur le continent africain d’une perspective marocaine. Le Maroc, en effet, joue un rôle de pointe en tant que trait d’union avec les autres Etats africains. Il fait aussi preuve d’une forte politique de coopération et d’investissement sur le continent africain.
Dans le cadre de sa Stratégie de politique extérieure 2020-2023, la Suisse élabore sa première stratégie pour l’Afrique subsaharienne. Dans cette optique, elle a organisé très récemment un colloque international à Berne, auquel des représentants diplomatiques de plus de trente pays africains étaient invités. Cette consultation a été l’occasion de souligner l’importance de la coopération au développement, ainsi l’énorme potentiel que recèlent les relations avec les pays africains.
De façon générale, la Suisse jouit en Afrique d’une bonne réputation en tant que médiateur, acteur humanitaire et partenaire économique sans passé colonial.
En matière de coopération au développement, la Suisse travaille dans une optique de partenariat horizontal, sur un pied d’égalité et en tenant compte des contextes particuliers de chaque pays et région. Nous ne croyons pas dans une approche one-size-fits-all.
Au plan économique, la Suisse promeut les investissements en Afrique et pousse les entreprises suisses à combler les lacunes dans certaines chaînes de création de valeur, en ouvrant de nouveaux marchés et en créant des emplois sur place. Cela est important pour donner des perspectives d’avenir aux jeunes et afin d’associer la population locale à une croissance économique durable. Le soutien des partenariats public-privé, que ce soit dans le secteur de l’eau, de la santé ou de l’agriculture par exemple, est également un élément important de la politique économique extérieure suisse.
C’est donc assurément une Suisse encore plus tournée vers l’Afrique que vous allez voir dans les années à venir.
MGH Partners : Votre Excellence, la doctrine diplomatique de la Confédération a toujours été marquée par la neutralité. Est-ce qu’aujourd’hui, cette posture diplomatique résiste à la refondation de l’ordre hérité de 1989 et à un unilatéralisme exacerbé ?
Guillaume Scheurer : Je peux affirmer que la neutralité suisse fait beaucoup mieux que de seulement résister. Elle est active, toujours aussi nécessaire et conserve tout son sens, à l’heure où le multilatéralisme est notamment mis à rude épreuve. La Suisse, en tant que pays neutre et sans agenda politique caché, est toujours à même de se porter en acteur de médiation sur la scène internationale. De par ces caractéristiques, qui font partie de son histoire, mais également de par son expérience des bons offices et du dialogue, la Suisse est toujours engagée à permettre le rapprochement entre les parties en situation de conflit ou de différend. Dans ce registre, nous nous réjouissons par exemple du rôle fondamental que notre pays a joué dans les médiations au Mozambique, qui se sont concrétisées dans la signature d’un accord de paix entre le gouvernement et l’opposition. Dans ce contexte la Suisse était un médiateur crédible dans lequel les parties au conflit avaient pleine confiance.
C’est dans cette même optique que la Suisse a déposé sa candidature pour un siège non permanent au Conseil de Sécurité des Nations Unies pour la période 2023-2024. Le rôle des membres non permanents du Conseil de sécurité est justement de faciliter les compromis. Or, la Suisse a notoirement joué ce rôle de bâtisseuse de ponts entre les pays à maintes occasions. De plus, un siège au Conseil de Sécurité permettrait à la Suisse de s’engager davantage en faveur d’un ordre international juste et pacifique, ce qui est à l’évidence tout à fait compatible avec la neutralité.