Analyses
Publié le : 24/11/2020
Karim Amellal : La Méditerranée n’a pas dit son dernier mot.
Ambassadeur et délégué interministériel pour la Méditerranée depuis juillet 2020, Karim Amellal incarne le nouveau visage de la diplomatie publique française. Cheville ouvrière du Sommet des 2 Rives qui s’est tenu en 2019 à Marseille, auteur de plusieurs essais comme Discriminez-moi ! Enquête sur nos inégalités paru chez Flammarion, Karim Amellal est bercé par la Méditerranée. Né dans sa rive nord, à Paris, il passe la moitié de son adolescence au sud, à Alger précisément. Il revient ensuite en France pour terminer ses études secondaires. En plus de sa passion pour l’écriture, Karim Amellal est un entrepreneur du numérique engagé : En 2010, il co-fonde le SAM Network qui est une plateforme contributive universitaire visant à rendre le savoir plus accessible au plus grand nombre grâce à la vidéo et aux ressources numériques. 3 ans plus tard il lance le média numérique Chouf-Chouf.com, le premier média vidéo participatif d’informations sur l’Algérie, la diaspora algérienne et l’Afrique du nord. Et puis depuis 2017, Karim Amellal développe l’organisation citoyenne Civic Fab qui diffuse en ligne des campagnes de sensibilisation aux dangers de la manipulation et des discours violents et déploie sur le terrain. Il est passé par la Newsroom de MGH Partners pour nous parler de son mandat d’ambassadeur et de sa vision de cet espace si important pour les deux rives de la Méditerranée.
L’espace méditerranéen n’a jamais été autant au centre de l’attention internationale. Tensions à l’est, instabilité en Cyrénaïque et un manque d’unité sur le flanc septentrional. Un sacré agenda vous attend ! Votre nomination ne tombe-t-elle pas à point nommé ? (Rire)
Vous avez raison de rappeler quelques-unes des difficultés qui font, hélas, l’actualité de notre mer commune, même si la Méditerranée n’a jamais été, si j’ose dire, un long fleuve tranquille ! Mon travail est de me concentrer, non sur les crises ou les conflits, mais au contraire sur tout ce qui nous rapproche, sur les liens qui nous unissent, sur les coopérations, nombreuses, que nous bâtissons dans tous les domaines, entre pays méditerranéens. C’est pour cela que, par-delà les rivalités, les divergences, nous continuons, en traversant les siècles, à former une famille. Les membres de cette famille tantôt se chamaillent, tantôt se rapprochent, mais il n’en demeure pas moins que, par nos modes de vie, nos croyances, notre rapport à l’altérité, notre tempérament, nous avons plus de choses en commun que de choses qui nous séparent. Ce sont ces liens qu’il faut fortifier, nourrir, reconstruire lorsqu’ils sont brisés, car c’est ensemble, pays de la rive sud et pays de la rive nord, pays de l’ouest et pays de l’est de la Méditerranée, que nous bâtirons un espace plus sûr, plus solidaire, plus prospère pour tous. C’est ce que je crois profondément, et c’est à cela que je veux œuvrer. Et puis il y a autre chose qui m’anime et dont j’estime que c’est mon travail que d’y contribuer : faire rayonner la Méditerranée, dans ses multiples dimensions, chez nous, en France. C’est un peu l’objectif du caractère interministériel de ma fonction qui est : « délégué interministériel à la Méditerranée ». Or il y a tant à faire dans ce domaine : coordonner des initiatives, soutenir des projets, animer ou impulser des actions de promotion. La Méditerranée est un sujet merveilleux, un horizon positif, une identité palimpseste qui doit à la fois nous rassembler, d’où que nous venions, et résonner dans notre pays comme en nous même, car nous sommes tous, de façon différente, méditerranéens. Le sujet « Méditerranée » est inclusif, fédérateur. Il dit ce que nous sommes et d’où nous venons. Il offre un narratif commun à nos identités parfois morcelées. Les diasporas doivent un jouer un rôle éminent en la matière car chacun de ses membres, d’ici et d’ailleurs, est un passeur, une passerelle entre les deux cultures, deux pays, deux rives.
»La mobilisation des sociétés civiles est fondamentale »
Karim Amellal
Le Sommet des Deux Rives organisé en 2018 à Marseille, voulait donner corps aux liens multidimensionnels entre les sociétés des deux rives. Certains ont parlé d’échec de cette première édition. Comment comptez-vous reprendre la main ?
Il n’y a pas d’échec là où il y a de la volonté. Cette volonté de renouer des liens, de travailler plus étroitement avec les sociétés civiles, de construire une Méditerranée des projets, concrète, était là à Marseille. Je vois cela comme un point de départ, le commencement d’un processus qu’il nous faut poursuivre, développer. La mobilisation des sociétés civiles est fondamentale car ce sont elles qui portent, avec les États, une grande partie des solutions aux défis auxquels nous devons faire face, s’agissant par exemple du changement climatique, de l’accès à l’éducation ou de la formation. Et puis à Marseille ont été pris des engagements qui constituent ce que nous appelons un « agenda positif », c’est-à-dire tous les sujets qui nous rassemblent, sur lesquels il y a un intérêt commun à agir : le développement durable, la protection de la biodiversité, le digital notamment. Ces engagements, il faut continuer à les porter, mais aussi à les matérialiser par des projets. C’est cela que nous voulons faire. Naturellement, nous ne le ferons pas tous seuls. C’est une démarche collective, partenariale. Il nous faut travailler plus étroitement avec la Commission européenne, mais aussi avec l’Allemagne, entre autres. Enfin, ce processus, s’il doit être concret, doit aussi constituer une force d’entraînement, pour notre jeunesse, pour nos diasporas. La Méditerranée, je le disais, doit résonner davantage dans notre société, autrement qu’à travers les seuls sujets de migration et de terrorisme. La Méditerranée doit contribuer à nourrir une identité positive, à offrir un horizon d’avenir. La dialogue des deux rives que nous voulons réactiver, renouveler aussi avec les sociétés civiles, doit correspondre à cela.
« La conversion du regard, c’est que l’Europe regarde l’Afrique différemment, et inversement. »
Karim Amellal
Le dialogue 5+5 qui était une volonté de consolider un axe Europe-Méditerranée-Afrique. Est-ce que cette initiative a pris toute la place de l’Union pour la Méditerranée (UpM) ? En d’autres termes, l’existence de plusieurs strates de dialogue n’est-elle pas source de confusion ou de concurrence entre puissances régionales ?
Je ne crois pas qu’il y ait, sur ce plan, de confusion ou de concurrence. L’UpM est à ce jour la seule instance de dialogue politique qui réunisse toutes les parties prenantes, les pays européens mais aussi tous les pays de la Méditerranée. Elle a un rôle essentiel à jouer. Le secrétaire général actuel, Nasser Kamel, comme son prédécesseur Fathallah Sijilmassi ont fait un travail remarquable pour donner à cette organisation une identité, mais aussi pour la rendre plus visible, plus concrète aussi. Il faut poursuivre dans cette voie. A côté de cette organisation, il y a d’autres forums, d’autres espaces de dialogue et de concertation. La Fondation Anna Lindh pour le dialogue des cultures, que préside avec talent Elisabeth Guigou depuis six ans, en fait partie. Là aussi, c’est un outil formidable que, à mon avis, on pourrait utiliser davantage. Rendez-vous compte : c’est une organisation qui réunit des centaines, des milliers d’ONG et d’associations de tout le pourtour méditerranéen pour promouvoir l’échange, le partage, le dialogue interculturel dans un espace, on l’a dit, qui est traversé de crises, d’incompréhensions, souvent aussi de replis. L’UpM, la fondation Anna Lindh sont des outils complémentaires, nécessaires. Mais il est vrai que le dialogue, à plus de 40 comme à l’UpM, est parfois délicat, compliqué. C’est une réalité. C’est pourquoi d’autres espaces de discussion ont été créés : le « Dialogue 5+5 » par exemple, qui existe depuis 1990 et réunit périodiquement des ministres des 5 pays de la rive nord de la Méditerranée (Portugal, Espagne, France, Italie, Malte) et 5 pays de la rive sud (Mauritanie, Maroc, Algérie, Tunisie et Libye). C’est un cadre de rencontre informel, qui n’existe que par la volonté des Etats de se réunir et de coopérer sur des sujets précis. Il y a aussi le « Med 7 » qui réunit, lui, sept pays méditerranéens membres de l’UE. C’est également un groupe informel qui vise à créer une coalition, ou une « alliance du sud », au sein de l’UE, pour mieux faire entendre la voix des pays de la Méditerranée.
Ensuite vous dites quelque chose d’essentiel : le continuum Europe, Méditerranée, Afrique. Le président Emmanuel Macron a rappelé récemment sa vision : il croit profondément dans une stratégie euro-africaine, laquelle inclut évidemment la Méditerranée. Pour lui, celle-ci est nécessaire, vitale, mais elle suppose d’être « réinventée », renouvelée. « Le grand projet européen, c’est la conversion du regard avec l’Afrique », a-t-il déclaré récemment dans une interview. La conversion du regard, c’est que l’Europe regarde l’Afrique différemment, et inversement. Il y a du travail, des efforts à faire, de part et d’autre. La France doit y prendre sa part, bien sûr, et cela passe par le renforcement des instances de dialogue existantes, mais aussi par de nouvelles choses, c’est un processus. C’est à cela aussi que nous voulons contribuer avec le Dialogue des deux rives.
« Le relatif retrait de la puissance américaine en Méditerranée a laissé le champ libre à des puissances actives »
Karim Amellal
Concrètement, comment l’espace méditerranéen peut retrouver une centralité pour avoir son mot à dire dans la gouvernance mondiale ? Quels sont les écueils à dépasser ?
Il est certain que, contrairement aux siècles passés, la Méditerranée n’est plus l’espace central de notre monde. Le « grand jeu » stratégique s’effectue désormais entre les Etats-Unis et la Chine et c’est l’Asie qui constitue le cœur de la globalisation. En matière de recherche, de nouvelles technologies, les nouveaux centres du monde sont à Shanghai, San Francisco, Singapour, Bangalore… L’espace méditerranéen paraît ainsi à la traîne, traversé par des secousses dont les épicentres se situent ailleurs, plus à l’est. Le pivot opéré par Barack Obama vers le Pacifique et, corrélativement, le relatif retrait de la puissance américaine en Méditerranée a laissé le champ libre à des puissances actives, offensives, gloutonnes pourrait-on dire. La Chine, la Russie, la Turquie en font partie. Sans parler des difficultés économiques, sociales, politiques qui la traversent, ou encore du terrorisme ou d’idéologies mortifères qui la gangrènent. Mais la Méditerranée n’est pas pour autant devenue un espace géostratégique secondaire, loin s’en faut. Elle n’a pas dit son dernier mot ! D’abord, malgré son étroitesse et son caractère fermé, parce qu’elle est un miroir de ce qu’il se passe dans le monde. Du changement climatique au surgissement d’idéologies fondamentalistes déstabilisatrices, du rôle structurant des sociétés civiles aux mutations du phénomène migratoire, la Méditerranée vit au rythme des grandes transformations du monde : elle en est le reflet autant que, d’une certaine manière, le précipité. Et puis surtout, la Méditerranée conserve des atouts considérables que la rémanence de crises a souvent tendance à dissimuler. Sa population jeune et éduquée, qui constitue un réservoir de créativité, d’idée, de richesse. Sa situation géographique, à l’intersection de trois continents, qui continue de faire d’elle un lieu de passage, de brassage, mais aussi l’une des principales voies d’accès à la région la plus riche du monde, l’Europe. Des ressources naturelles encore importantes, fossiles comme le gaz et le pétrole dont on vient de découvrir de nouvelles réserves offshores en Méditerranée orientale, ou renouvelables, solaires en particulier, à l’image de ce « poids de soleil » qu’évoquait Camus, et qui n’est pas prêt de se tarir. Pour finir, une culture immense, millénaire, riche d’innombrables civilisations sédimentées, dont le substrat pèse encore d’un poids colossal dans la balance du monde, qui nourrit les imaginaires, donne chair à l’espérance. Non, la Méditerranée n’est pas morte ! Mais pour qu’elle puisse donner la pleine mesure de son potentiel, il nous faut combattre le poison de la désunion, mettre en place des mécanismes de coopération sûrs, pérennes, efficaces, respectueux des identités de chacun mais qui permettent d’avancer concrètement face à des défis auxquels nous sommes tous confrontés : l’environnement, le climat, le développement durable, l’accès à l’éducation et l’insertion sociale, le digital. Sur tous ces sujets, nous avons un intérêt collectif à agir. Pas chacun de notre côté, mais tous ensemble. C’est précisément ce que nous essayons de faire.