Analyses

Publié le : 02/08/2021

Chloé Kattar : les Etats du Golfe ont délaissé le Liban.

A deux jours de l’ouverture de la conférence de soutien au Liban organisée par Paris, la Newsroom a reçu Chloé Kattar, chercheuse et historienne à Cambridge pour un long entretien. Chloé Kattar y évoque les Accords d’Abraham, les tensions avec l’Iran et bien sûr la crise libanaise et le rôle de la France. Chloé Kattar est également experte de la guerre civile libanaise. Elle a récemment complété sa thèse de doctorat à l’Université de Cambridge, et est actuellement Research Fellow à Darwin College.

Qu’on le veuille ou non, les Accords d’Abraham, conclus entre le bloc arabe sunnite mené par Abu Dhabi, et Israël redessinent un Moyen-Orient qui ne s’est toujours pas remis de la deuxième guerre contre l’Etat Islamique et du conflit yéménite. Récemment cet axe s’est encore renforcé avec l’intégration d’Israël dans le commandement central américain pour le Moyen-Orient. Comment selon vous, les États de la région s’adapteront à cette nouvelle donne géopolitique ?

Il est clair que les Accords d’Abraham permettent à Israël d’achever un pas de plus vers la normalisation des relations avec les états Arabes : sous le leadership d’Abu Dhabi, les États Arabes Unis deviennent le premier pays du Golfe et le troisième pays Arabe à établir des relations diplomatiques officiels avec l’État hébreux, suite à l’Égypte et la Jordanie. Et bien que les accords aient été auréolés de succès et ont été vécus comme un succès diplomatique à l’été 2020, le soulèvement palestinien à Jerusalem et la dernière guerre de Gaza ont révélé les limites d’une politique de rapprochement avec Israël pour les États de la région. Une paix « dite chaude » s’avère difficile à mettre en place tant les opinions du monde arabe reste attachées à la cause palestinienne. Au moment même ou des affiches publicitaires à Abu Dhabi faisaient la publicité pour du tourisme à Tel Aviv, les réseaux sociaux diffusaient les bombardements de la bande de Gaza. Ce n’est pas seulement le dilemme du bloc arabe sunnite mais surtout les obstacles majeurs qui demeurent face à cette nouvelle ligne géopolitique au Moyen Orient. De plus, il ne faudrait pas surestimer cet évènement qui est en perspective moins historique que les Accords de Camp David : les EAU et Israël n’ont jamais été en guerre et des contacts informels ont été établis depuis plusieurs années et sont devenus très étroits sur le plan sécuritaire notamment.

Et le Liban dans tout cela ? Avec ces alliances anti iraniennes qui se constituent progressivement, comment le Liban pourra cette fois tirer son épingle du jeu tout en sanctuarisant sa paix confessionnelle ?

Le Liban, actuellement sous la tutelle du Hezbollah, est loin de pouvoir se positionner dans cet axe et a commencé à en payer le prix bien avant les accords avec le délaissement progressif des pays du Golfe qui se portaient traditionnellement comme garants politiques et surtout financiers du pays du Cèdre, délaissement qui apparaît d’autant plus dramatique aujourd’hui au moment où le Liban vit la pire crise économique de son histoire moderne et ne semble trouver de bailleurs ni en l’Union Européenne, ni en le Fond Monétaire International ou même le bloc arabe sunnite. Et bien que des facteurs externes et régionaux aient contribué à la crise tout autant que les facteurs internes, il faudra bien plus que de l’aide externe pour que Le Liban puisse sortir de sa situation actuelle et il est loin de pouvoir mener le bal sur l’échiquier régional. Actuellement, toute l’attention doit se concentrer sur les reformes internes, la formation d’un gouvernement capable d’arrêter l’hémorragie économique, sociale, financière, etc., mais de sérieux défis demeurent, comme le rôle que joue le Hezbollah comme Etat dans l’Etat. Son rôle désormais connu dans l’importation du nitrate d’ammonium responsable de l’explosion du port de Beyrouth, et d’autres fonctions qui attisent les tensions sectaires, bien que jusque là la crise libanaise ne s’est pas transformée en conflit sectaire parce qu’elle touche toutes les classes sociales et toutes confessions confondues.

Chloé Kattar à l’Université de Cambridge. Juillet 2021 © MGH Partners.

L’Europe et en particulier la France, ont voulu faire preuve de fermeté en engageant les forces politiques libanaises autour de réformes politiques profondes. Où en est ce processus à l’heure où nous parlons ? Certains parlent d’une ‘’posture’’ française, plus que d’une véritable diplomatie de puissance, qu’en est-il vraiment ?

La France a en effet été très présente au Liban au cours des derniers mois en raison des liens historiques, culturels et économiques et la visite d’Emmanuel Macron à Beyrouth dans les jours qui ont suivi l’explosion du port a permis d’ajouter à l’attention médiatique internationale que cette tragédie mérite et requiert et a évidemment mis sous pression toute la classe politique libanaise. Mais force est de constater, à la veille de la commémoration de la première année à s’écouler depuis l’explosion, que l’initiative française a échoué : un an plus tard, le peuple libanais est encore plus affligé qu’il ne l’était au lendemain de la catastrophe, la livre libanaise continue sa chute libre, les coupures d’électricité et les pénurie d’essence et de médicament empirent de jour en jour mais la classe politique est toujours en place, et aucun responsable n’a été traduit en justice. Il est donc très difficile de voir comment les promesses de Macron ont été tenues et de quelles manières la diplomatie Française a eu des effets concrets au Liban et il est donc possible de parler de ‘’posture’’ française – plutôt que d’une réelle capacité à impacter le cours des choses – et qui se traduit surtout par des gestes forts ou symboliques (la plantation d’un cèdre, célébration du centenaire, la visite à Fayrouz, etc.) et des prises de positions rhétoriques et des évènements médiatiques aussi destinés à rappeler la place privilégiée qu’occupe la France au Liban mais aussi au Proche-Orient. A l’heure où nous parlons, la France organise une nouvelle conférence internationale sur le Liban et le Conseil de l’Union Européenne va adopter des sanctions ciblées à l’encontre de personnes et de groupes ayant porté atteindre a l’état de droit au Liban. Même si ces initiatives sont prometteuses, elles doivent être accompagnées par une condamnation totale de la classe politique actuelle, ce que la France en particulier a manqué de faire de manière drastique : En considérant des représentants Libanais corrompus comme de potentiels interlocuteurs et partenaires, Macron a, malgré lui, continué à légitimer en quelque sorte un régime hors sol alors qu’un boycott de cette même classe politique par la France aurait créé la pression internationale nécessaire surtout à ce stade grave de la crise. La France a aussi négligé d’établir des communications et contacts solides avec les partis politiques émergeants et alternatifs et en se concentrant principalement sur le plan de la reconstruction économique, elle n’a spas soutenu le processus de justice de manière satisfaisante, qui est pourtant une des valeurs phares de la république française : l’explosion du port de Beyrouth ne peut rester un crime impuni et la France ferait mieux de peser de tout son son poids pour maintenir la pression nécessaire afin que l’investigation aboutisse. C’est le seul pays occidental qui peut le faire.

 »L’élection de Biden au Liban est généralement perçue comme bénéficiant surtout au Hezbollah  »’

Chloé Kattar

Qu’attendent les Libanais de la nouvelle administration américaine de Joe Biden et son Secrétaire d’Etat, Antony Blinken ? A quelle rupture pourrait-on s’attendre dans la crise libanaise ou plus globalement dans la politique américaine au Proche et Moyen-Orient ?  

L’élection de Biden au Liban est généralement perçue comme bénéficiant surtout au Hezbollah : dans le cas d’un deal entre les USA et l’Iran, cela signifierait un peu plus de souplesse pour le mouvement islamiste financé par l’Iran à l’heure ou la liquidité manque au Liban. Le départ de Trump apporte un changement bienvenu pour le parti chiite puisque sa politique américaine au Proche-Orient était perçue comme plus belliqueuse et interventionniste. Il est difficile par contre de prévoir comment la nouvelle administration réagira sur le long terme étant donné les positions très pro-Israël de Biden mais pour l’instant l’administration promet de l’aide à l’armée libanaise ainsi qu’aux réfugiés, ce dont le Liban a évidement besoin mais on attend surtout une aide au niveau de la relance économique et un engagement plus déterminé des USA au sein d’une initiative internationale pour sauver le pays de la faillite totale.

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