Analyses

Publié le : 28/03/2022

Nasser Kamel : l’espace méditerranéen n’a jamais perdu de sa centralité dans les affaires du monde

Diplomate de carrière pour le gouvernement égyptien, Nasser Kamel a travaillé dans plusieurs ambassades, dont Washington, Lisbonne, Tunis, Bruxelles, Londres et Paris. De 2004 à 2006, il a dirigé le Service d’information public égyptien avant d’être nommé ambassadeur en France. De 2012 à 2014, il est ministre adjoint des affaires arabes et du Moyen-Orient avant d’occuper le poste d’ambassadeur d’Egypte au Royaume-Uni.

Depuis 2018, il est secrétaire général de l’Union pour la Méditerranée (UpM). Celle-ci est la seule organisation euro-méditerranéenne intergouvernementale réunissant les pays de l’Union européenne et les 15 pays du Sud et de l’Est de la Méditerranée. Elle offre un forum inédit de dialogue entre les deux rives de la Méditerranée. 

Face aux crises et enjeux de l’espace méditerranéen, l’Union pour la Méditerranée représente une opportunité unique pour favoriser une action collective inédite de grande ampleur.

Pour nous en parler, Nasser Kamel, a accepté de répondre aux questions de la Newsroom.

Plus de dix ans après le lancement de l’Union pour la Méditerranée, l’organisation régionale est toujours méconnue du grand public et certains dressent un bilan négatif. Entre la crise entre le Maroc et l’Espagne en mai dernier, la crise libanaise, la rupture des relations entre Rabat et Alger, les conflits demeurent nombreux dans l’espace méditerranéen. Comment réagissez-vous à ces critiques ? Quel bilan dressez-vous ?

Comme vous le soulignez, l’Union pour la Méditerranée est une jeune organisation. Lancée en 2008, dans le prolongement du Processus de Barcelone, son ambition était de donner un nouvel élan au partenariat euro-méditerranéen en introduisant un cadre de coopération plus structuré et pragmatique. Malgré une décennie marquée dans notre région par de nombreuses crises dont vous avez mentionné les plus récentes, l’Union pour la Méditerranée a poursuivi sa mission, celle d’être une plateforme de dialogue et de co-construction de politiques visant à renforcer l’intégration régionale entre les deux rives de la Méditerranée et de contribuer à la paix ainsi qu’à la stabilité dans cet espace. 

L’UpM n’a cessé de favoriser le consensus entre ses Etats membres dans les domaines de compétences qui sont les siens et qui sont au cœur des enjeux d’aujourd’hui : l’énergie et l’action climatique ; l’eau, l’environnement et l’économie bleue ; l’enseignement supérieur et la recherche ; le développement économique et l’emploi ; le transport et le développement urbain et enfin les affaires sociales et civiles qui englobent des sujets tels que l’inclusion, l’égalité de genre ou encore la protection civile.    

« L’UpM reste à ce jour l’unique espace de dialogue et de coopération entre ses 42 membres, à savoir les 27 de l’Union européenne et les 15 pays de la rive sud et est de la Méditerranée »

Malgré les disparités économiques, les diversités de régime politique, les différends voire les conflits entre Etats, l’UpM demeure cette enceinte où les pays du Nord et du Sud se parlent sur un même pied d’égalité pour définir des politiques communes. On constate d’ailleurs que sur les sujets plus techniques, les pays ont plus facilement tendance à laisser de côté leurs divergences politiques. En outre, ce dialogue ne se déroule pas uniquement au niveau des gouvernements mais aussi avec l’ensemble des acteurs de la coopération euro-méditerranéenne, qu’il s’agisse des autorités locales, de la société civile, des organisations régionales et internationales, du secteur privé ou encore des institutions financières. 

Je n’ignore pas les critiques ou le manque de visibilité que vous évoquez. Je crois toutefois qu’elles sont en partie liées à une méconnaissance de la manière dont l’organisation a évolué et de ce qu’elle est véritablement. L’Union pour la Méditerranée est aujourd’hui pleinement reconnue comme un acteur et un partenaire de premier plan au sein de ce que j’appellerai l’écosystème méditerranéen. Elle est même depuis quelques années sorties de son « environnement premier » en développant des collaborations innovantes avec des Etats membres non riverains, comme en témoigne le soutien apporté par l’Allemagne et la Suède au travers de leurs agences de développement à l’action de l’organisation en matière d’environnement, de lutte contre le changement climatique et en faveur de l’emploi. C’est aussi dans cet esprit de mieux faire connaitre les acteurs de la coopération euro-méditerranéenne et de promouvoir un agenda positif dans notre région que l’UpM a lancé la « Journée de la Méditerranée », désormais célébrée chaque 28 novembre. 

Les ministres des Affaires étrangères de l’Union pour la Méditerranée (UpM) lors du 6ème Forum Régional et de la Journée de la Méditerranée, 28 novembre 2021

Quelles sont selon vous les priorités et les enjeux pour les pays méditerranéens à la sortie de la crise sanitaire ? Quel rôle l’UpM peut-elle jouer ?

Je vois trois grandes priorités. Celles-ci existaient d’ailleurs avant la pandémie qui a eu pour effet d’exacerber les vulnérabilités et qui rend aujourd’hui notre mobilisation encore plus pressante.   

Tout d’abord, l’urgence climatique. Le réseau de scientifiques MedECC, conjointement soutenu par Plan Bleu et l’UpM, a parfaitement mis en lumière la situation. En Méditerranée, le réchauffement progresse 20 % plus vite que la moyenne mondiale. Si des mesures d’atténuation urgentes ne sont pas prises, certaines régions connaitront alors de dramatiques augmentations de températures aux conséquences catastrophiques. 

L’autre priorité, c’est la jeunesse. La région euro-méditerranéenne est l’une des plus jeunes au monde. Or au nord comme au sud, on enregistre des taux chômage très élevés, parmi les jeunes et notamment les jeunes femmes. C’est pourquoi l’Union pour la Méditerranée a fait de la jeunesse l’une de ses priorités en la mettant au cœur de ses actions, qu’il s’agisse de l’action climatique, de la nécessité d’établir une économie plus inclusive et plus juste ou bien de repenser l’éducation pour répondre aux évolutions du marché. J’ai eu la chance sur tous ces sujets d’échanger longuement avec les jeunes du Plaidoyer 2030 lors du Forum des mondes méditerranéens organisé à Marseille à l’initiative du président Macron. C’est dans cet esprit d’inclusion qu’avec la présidente de la Fondation Anna Lindh, SAR la Princesse Rym Al Ali, nous avons décidé de créer, en lien avec la France, un groupe de travail pour travailler au suivi de leurs très intéressantes propositions.  

Enfin, et c’est lié aux deux priorités précédentes, il nous faut mieux exploiter le potentiel de l’intégration régionale pour le développement économique. Le rapport commandé par l’UpM et réalisé par l’OCDE en 2020 montre que moins de 10% des échanges commerciaux ont lieu entre l’UE et les pays arabes, et seulement 1% entre les pays de la rive sud. Il est donc essentiel de renforcer la complémentarité qui existe au sein de cet espace d’autant que l’une des leçons que nous tirons tous de cette pandémie, c’est la nécessité absolue de la relocalisation afin de créer des chaînes de valeur plus courtes et moins fragmentées. Je suis également convaincu que « la Méditerranée » peut aussi jouer un rôle charnière dans le renforcement du commerce et de l’investissement entre l’Europe et l’Afrique. 

Sur les sujets que je viens d’évoquer, l’UpM est pleinement mobilisée. Tout d’abord en essayant de dégager un consensus au niveau politique sur la manière de traiter ces enjeux, notamment au travers des réunions ministérielles sectorielles. Nous aurons d’ailleurs cette année au mois de mai une importante ministérielle au Maroc consacrée à l’emploi ; ensuite en soutenant la mobilisation des « forces vives » qui au quotidien font vivre des centaines de projets et d’initiatives à travers la Méditerranée ; et enfin en appuyant directement des projets de terrain concrets tels que ceux mis en place avec l’appui de la GIZ pour favoriser les opportunités d’emploi et d’insertion des jeunes et des femmes dans plusieurs pays de la rive sud de la Méditerranée dans cette période post-covid. 

L’UpM est la seule organisation intergouvernementale qui regroupe 42 membres entre les rives sud et nord de la Méditerranée. Le multilatéralisme prend ici tout son sens.  Quels sont les défis communs qui peuvent permettre de fédérer 42 Etats alors que certains n’entretiennent pas de relations diplomatiques ? 

Aujourd’hui, le multilatéralisme n’est pas un luxe ou une option pour notre région. C’est une nécessité, un cadre indispensable pour relever les défis auxquels nous sommes confrontés. C’est pour cela que les consensus politiques qui se construisent au sein de l’UpM sont importants car ils sont le fruit de discussions, de négociations, parfois ardues mais qui in fine permettent de créer de l’unité et de forger une volonté d’avancer ensemble. 

Comme je le disais, je crois que tous les domaines d’intervention de l’UpM permettent de fédérer nos Etats membres malgré leurs différences et leurs différends. Toutefois, et au risque de me répéter, je suis convaincu que la lutte contre le réchauffement climatique dont les conséquences ne connaissent pas de frontières, est un enjeu majeur qui ne peut être traité que par une réponse collective. Un autre domaine fédérateur et qui découle directement de la question climatique, c’est la protection civile. Face à la multiplication des phénomènes météorologiques extrêmes et des incendies, je note désormais une réelle volonté de coopérer davantage à l’échelle euro-méditerranéenne pour faire face à ces catastrophes. 

Concrètement, comment l’espace méditerranéen peut retrouver une centralité pour avoir son mot à dire dans la gouvernance mondiale ?

L’espace méditerranéen n’a jamais perdu de sa centralité dans les affaires du monde. D’une part, en raison de sa géographie car en étant à la croisée de trois continents, la Méditerranée est un axe majeur par lequel transite 20 % du commerce maritime mondial et d’autre part, par le fait que la Méditerranée est au cœur des grandes problématiques du 21ème siècle qu’il s’agisse de l’environnement, du climat, du développement durable, de l’accès à l’eau et à l’énergie, de la question migratoire ou de la paix.

Alors comment fait-on pour que cet espace qui est au cœur de tous ces sujets puisse peser sur la gouvernance mondiale ? Je crois que seule l’unité peut permettre d’exercer une influence. Est-ce que cette unité est possible ? Dans certains secteurs, il faut reconnaitre que la capacité de la région à parler d’une seule voix est plus que limitée. En revanche, dans certains domaines je crois que c’est possible. Encore une fois, la question climatique nous en fournit un bon exemple : dans le cadre des négociations multilatérales sur le changement climatique, la région euro-méditerranéenne est divisée en trois groupes dont les intérêts sont souvent divergents. Pourtant, pour la première fois en octobre dernier au Caire, à trois semaines de la COP26, les 42 pays de l’UpM, qui connaissent des niveaux de développement économique et des taux d’émission très différents, ont su trouver un consensus en adoptant une déclaration ministérielle ambitieuse témoignant d’une volonté d’agir conjointement pour atteindre un objectif : la conservation et l’utilisation durable et équitable de la mer Méditerranée. 

Nous sommes à quelques mois de la prochaine COP qui se tiendra dans notre région, dans un Etat membre de l’UpM : l’Egypte. Nous devons saisir cette opportunité pour porter la voix d’une Méditerranée unie et déterminée à agir ensemble pour un développement vert et durable. La fragilité de la Méditerranée au changement climatique en fait un espace où les solutions de demain peuvent s’inventer à la fois pour préserver cet écosystème unique mais surtout pour ne pas ajouter de l’instabilité à une région déjà fragilisée. C’est ce message que l’UpM porte et continuera de porter avec l’ensemble de ses partenaires. 


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