Analyses
Publié le : 22/06/2022
“Comment naviguer dans l’interrègne ?” Entretien avec Mathéo Malik et Gilles Gressani
Gilles Gressani et Mathéo Malik, normaliens, fondent le Groupe d’études géopolitiques de l’ENS en 2017. La newsletter de ce centre de recherche de nouvelle génération deviendra en 2019 le Grand Continent, une revue consacrée au débat politique, stratégique et intellectuel qui a su s’imposer dans le paysage médiatique.
Le Grand Continent souhaite articuler le temps du tweet et le temps du livre pour proposer à ses lecteurs des analyses de fond sur l’actualité qui nous entoure.
En mars 2022, la revue publie son premier volume papier chez Gallimard intitulé Politiques de l’interrègne, succès de librairie du printemps. Le monde dans lequel nous vivons est en pleine recomposition, la pandémie et la guerre en Ukraine nous plongent dans un monde rempli d’incertitudes. Face à cet ordre instable, certaines tendances semblent tout de même façonner le monde de demain.
Pour nous en parler, Gilles Gressani, directeur de la revue et Mathéo Malik, rédacteur en chef, ont accepté l’invitation de la Newsroom de MGH Partners pour un entretien croisé.
Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, l’idée d’une puissance européenne ou de l’éveil géopolitique de l’Union européenne pour faire face à Poutine s’est imposée – cette question a été préparée et portée par votre revue. Pouvez-vous nous expliquer ce concept géopolitique ?
Mathéo Malik : Dans le sens que vous semblez indiquer, un “concept géopolitique” pour l’Union serait, par hypothèse, un principe à la fois directeur et régulateur de ses politiques publiques, provoquant des changements significatifs inscrits dans le temps. Sans doctrine – et vous aurez noté que c’est le mot que nous employons dans la revue – il devient difficile de se projeter dans le futur et de faire face aux incertitudes.
S’il y a eu réveil, ce n’est pas forcément dans la contribution soudaine à un tel concept. Il est peut-être trop tôt pour le dire – même si, par exemple, l’incidence sur la Boussole stratégique qui était en cours d’adoption au moment de l’invasion de l’Ukraine a été immédiate et que le risque réel de guerre ouverte dans l’Union fait désormais partie du langage stratégique.
Il est au demeurant clair qu’on a assisté à une prise de conscience que quelque chose avait bougé. L’invasion de l’Ukraine a créé une situation inédite et hors du commun pour l’Europe et un certain nombre de mesures, on le sait, ont pu être prises très vite. Il sera d’ailleurs intéressant de se pencher plus tard sur les raisons d’une réaction si soudaine car il est certain que de multiples facteurs entrent en jeu. Certains États, par ailleurs, ont compris la nécessité de changer en profondeur leur manière de penser.
Vous parlez de l’Allemagne ?
Oui. L’Allemagne a fait plus qu’un aggiornamento, elle a connu une révolution copernicienne. Avec le Grand Continent, nous avons suivi cela en temps réel en étant les premiers à traduire et à commenter le discours séminal d’Olaf Scholz au Bundestag dans lequel il annonçait un investissement exceptionnel de 100 milliards d’euros dans le budget de la Défense allemand, véritable tournant dans la politique étrangère de ce pays.
« Depuis le début, les États-Unis ont plutôt bien joué leurs cartes.«
Mathéo Malik
Dans le Grand Continent, l’ancien président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker avait formulé l’idée d’une « autonomie d’analyse ». Avant de parler d’un réveil ou d’une réunion tant attendue des conditions de possibilité de “l’autonomie stratégique”, penser en terme d’autonomie d’analyse peut-être assez utile – avec toutes les limites que cela peut avoir, la prise au sérieux de l’invasion de l’Ukraine plaidant, à cet égard, plutôt contre une telle autonomie en montrant ses limites sur le plan tactique. Mais ce qui est intéressant avec la séquence actuelle, c’est que même si cet événement provoque des ondes de choc d’une portée inédite, certaines des coordonnées qui permettent aujourd’hui de le comprendre étaient déjà présentes. Nous avions essayé de commencer à orienter cette carte dans Politiques de l’interrègne. Comme l’a très justement souligné Alain Frachon, cet interrègne que nous traversions s’est soudainement transformé en « grand contexte de la tragédie ukrainienne ».
Les Etats-Unis sont-ils un moteur ou un obstacle à ce réveil ?
Mathéo Malik : Formuler l’alternative de manière aussi radicale rend la question un peu délicate. Depuis le début, les États-Unis ont plutôt bien joué leurs cartes. Dans le même temps, la crise ukrainienne a certes ranimé le cerveau ankylosé de l’OTAN – l’un des lieux privilégiés de l’expression de la puissance américaine – en montrant que l’alliance demeurait indispensable et qu’elle devait même se renforcer, mais elle a aussi fait sauter des tabous en Europe.
Beaucoup de propositions institutionnelles ont ainsi émergé et sont aujourd’hui sur la table, avec des degrés variables d’intérêt et de faisabilité politique. Des rendez-vous importants arrivent à la fin du mois avec le Conseil européen les 23 et 24, puis le Sommet de l’OTAN, et également le G7 – où l’Ukraine, semble-t-il, sera présente. Nous avons d’ailleurs ouvert récemment nos colonnes au nouveau ministre espagnol des Affaires étrangères, José Manuel Albares pour présenter les contours du concept stratégique de l’OTAN tel qu’il sera probablement adopté lors du sommet qui se tient à Madrid cette semaine.
« C’est clairement l’invasion de l’Ukraine qui bouleverse la relation entre les pays de l’Union européenne et de l’Union africaine. »
Gilles Gressani
La crise COVID a rebattu les cartes du jeu multilatéral. Les États se sont rappelés qu’une pandémie ne peut être endiguée par volonté d’un seul pays. Comment la France peut initier un mouvement entre l’Europe et l’Afrique pour un nouveau partenariat économique et institutionnel ? Cela doit-il passer par les mécanismes existants comme l’UE et l’UA ?
Gilles Gressani : C’est une question très complexe, mais je pense que le bon référent n’est plus celui la pandémie. C’est clairement l’invasion de l’Ukraine qui bouleverse la relation entre les pays de l’Union européenne et de l’Union africaine. Aujourd’hui, il y a un retour de convergence très fort autour d’un axe que l’on pourrait définir de manière assez approximative mais tout de même réelle comme un axe occidental : des Etats-Unis, au Canada, en passant par l’Europe jusqu’à l’Ukraine.
Cette convergence des priorités affichées notamment en termes de politiques étrangères semble contre-cyclique et a surpris beaucoup de personnes par sa force et son efficacité.
Mais cette convergence ne prend pas place dans un monde dans lequel le même mouvement est en marche, c’est même le contraire. On le voit très bien en Afrique tout comme en Asie, au Moyen Orient et en Amérique latine où s’est imposée une sorte d’ambiguïté vis-à-vis de cette guerre, une incompréhension de son exceptionnalité. On entend de plus en plus de prises de paroles même venant de décideurs de premier plan qui relativisent l’invasion russe en Ukraine et qui vont jusqu’à la comparer avec l’invasion américaine en Irak.
Attention, cette tendance n’est pas uniquement liée au fait que le régime de Poutine a une politique étrangère extrêmement proactive dans certains pays d’Afrique comme au Mali, au Soudan ou en Centrafrique. C’est aussi lié, plus globalement, à une question de rapports de force, de bouleversements tectoniques. Le monde dans lequel nous sommes aujourd’hui est en train de se recomposer. C’est pour cela qu’on utilise le terme « interrègne ». Le monde qui est sorti de la première Guerre froide en 1989 avec une traction très forte des Etats-Unis et un investissement presque obsessionnel sur le Moyen-Orient a volé en éclat. Le livre commence avec cette scène monstrueuse : “des corps agrippés à un avion qui décolle s’écrasent sur le tarmac de l’aéroport de Kaboul”. Cette image traduit parfaitement cette dynamique. Le monde qui observe la crise en Ukraine n’a pas encore trouvé de configuration, mais il est en recomposition, autour de la rivalité entre la Chine et les États-Unis.
Pour essayer de rebâtir une relation avec l’Afrique, il faut que nous comprenions pourquoi aujourd’hui il n’y a pas de convergence avec une partie de nos alliés, des pays qui nous sont les plus proches. Il faut que l’Europe comprenne que face à une guerre d’invasion, l’adhésion vis-à-vis de la cause ukrainienne ne va pas de soi. L’Europe doit essayer de rebâtir quelque chose qui ne tourne pas autour des grandes déclarations récurrentes : démocratie contre l’autoritarisme, les libertés et droits humains contre l’axe du mal. Je pense que c’est une impasse symbolique que l’on rejette aujourd’hui : une convergence de l’axe du bien occidental vis-à-vis du mal. L’invasion russe est un crime international, il y a des faits objectifs avérés, et on débat désormais pour savoir si nous assistons à un “génocide” en Ukraine. Il faut cependant être honnête, si nous sommes impliqués avec cette intensité c’est qu’elle menace directement la structure géopolitique de l’Europe. Il faut donc être capable d’intégrer dans cette architecture l’intérêt commun que nous avons avec la plupart des pays en Afrique.
« Nous sommes à cet égard tributaire d’une histoire qui repose sur un certain nombre d’impensés. »
Mathéo Malik
Lors du dernier Sommet UE-UA qui s’est tenu avant la guerre en Ukraine, le terme d’alliance n’a pas suscité une convergence réelle chez les chefs d’États africains. On a pu le voir également avec le vote à l’ONU des pays, il n’y a pas un suivisme attendu. Dans ce monde très fragmenté, la Méditerranée est un carrefour d’influence entre la Chine et l’Europe mais également entre l’Afrique et l’Europe. Quel rôle peut-elle jouer pour un espace eurafricain résilient ? Quel rôle donnez-vous à cet espace économique, culturel et politique qu’est la Méditerranée ?
Mathéo Malik : Il y a, d’abord, une évidence culturelle en Méditerranée. C’est assez rare de voir des espaces avec une telle histoire commune qui ont une telle hétérogénéité politico-géographique. L’espace méditerranéen a cela de particulier qu’il met ensemble des réalités à la fois géographiques, institutionnelles et démographiques très différentes tout en constituant un bassin culturel commun. C’est la première chose et c’est une évidence qui doit être rappelée à chaque fois que l’on mentionne ce sujet à mon sens.
Ensuite, c’est un espace de possibles où beaucoup peut encore être intégré et structuré, entre les différentes rives mais aussi à l’intérieur de celle-ci. Les occasions où elle peut être un espace politique pertinent se sont aussi manifestées dans la période récente – qu’on pense par exemple à la signature du traité du Quirinal entre la France et l’Italie. Ce traité correspond à un moment de convergence politique entre Mario Draghi et Emmanuel Macron. Il représente l’espoir de ces dirigeants, et d’une partie assez importante de personnes dans ces deux pays, de voir le couple franco-italien fonctionner en Europe au même titre que le couple franco-allemand. L’idée est aussi de voir ce triangle peser au milieu du continent comme un centre de gravité tourné vers la Méditerranée. C’est aussi un traité qui vient paradoxalement entériner une évidence culturelle a posteriori – par opposition aux traités d’amitiés qui sont des gestes politiques de rapprochement.
Une autre dimension vient immédiatement à l’esprit : celle de frontières, qui est envisagée de manière trop souvent abstraite et figée dans le temps, alors même qu’elle a des conséquences très concrètes. Nous sommes à cet égard tributaire d’une histoire qui repose sur un certain nombre d’impensés. En tant que pays méditerranéen, la France semble à cet égard avoir d’autant plus de mal à expliciter son histoire coloniale qu’elle se situe proche géographiquement de la rive sud de la Méditerranée. Récemment, nous avons publié un papier très intéressant d’une historienne qui a travaillé sur cette période un peu oubliée durant laquelle l’Algérie a fait partie de la Communauté économique européenne. Quatorze ans après son indépendance, l’Algérie était toujours de fait membre de la CEE car elle y était entrée en tant que département français et que la question n’avait jamais été réglée jusqu’en 1976. De manière assez symptomatique, cette histoire intéressante et largement ignorée est faite par une historienne américaine. C’est un détour qui mérite d’être mis en avant car il montre que la Méditerranée est aussi un espace de refoulement géopolitique et politique. Il y a en Méditerranée, cette dualité quasi parfaite entre une évidence culturelle et un refoulement.
Le multilatéralisme qui dessinera ‘’le monde d’après’’ sera écologique et numérique ou ne sera pas. Quelles recommandations donneriez-vous aux pays africains, pour qu’ils tirent pleinement profit de l’acte III de la mondialisation ?
Gilles Gressani : Je suis toujours mal à l’aise lorsqu’il s’agit de recommander des choses à des personnes qui ne vivent pas dans le même cas de figure que le nôtre, et qui est, on peut le dire, privilégié.
Pourquoi ne pas partir du point de vue inverse ? Qu’est-ce que nous pouvons faire pour essayer de créer, aujourd’hui, les conditions d’une relation plus symétrique ? Comment structurer nos relations sérieusement et au-delà des incantations classiques sur un axe eurafricain ?
Une idée formulée par l’actuel gouvernement allemand, qui a mûri dans le parti écologiste, die Grünen, me semble intéressante : il faut trouver un moyen de concilier une mondialisation qui va forcément changer de rythme avec la relation eurafricaine à venir. Cela peut se faire notamment à travers cette espèce de Frankenstein conceptuel qu’est l’idée d’une “souveraineté stratégique”, c’est-à-dire la fusion entre l’autonomie stratégique et la souveraineté européenne. L’idée derrière la souveraineté stratégique est, d’une part, que l’autonomie totale est inenvisageable. En effet l’Europe ne peut pas devenir un continent en autarcie, ce serait inimaginable. Mais, d’autre part, il faut quand même comprendre qu’il est nécessaire de raccourcir les chaînes de valeur, que le Covid-19 et l’Ukraine ne sont pas des exceptions, que ce sont des crises symptomatiques d’une transformation en acte.
Ainsi, faire le bilan de toutes ces variables, c’est faire le constat que les pays de l’autre côté de la Méditerranée, sont des véritables partenaires. Voilà l’échelle pertinente aujourd’hui pour penser la nouvelle mondialisation, la nouvelle intégration. Et cela implique effectivement de changer de regard, de ne pas considérer que ce sont uniquement des pays qu’il faudrait aider, mais que ce sont de vrais partenaires économiques avec lesquels nous pouvons établir des dynamiques de croissance sur le long terme. C’est vraiment comme ça qu’il faut positionner notre discours aujourd’hui.
Évidemment, cela passe par une série de contraintes qui peuvent, là aussi, être très peu comprises. De nos jours, on accuse des pays de trop polluer depuis une trentaine d’années, alors que nous-même avons fait notre révolution industrielle au XVIII-XIXème siècle et que cela fait presque deux siècles et demi que l’on pollue, cela pose un problème difficile de compréhension. Il faut entendre et prendre en compte ces arguments dans nos politiques publiques.
À mon avis, une chose est absolument essentielle : il faut sortir de cette espèce d’arrogance paternaliste, et plutôt se demander où est-ce qu’on l’on pourrait avoir des avis convergents. Où peut-on trouver du commun ? Et là, effectivement, il peut y avoir autour de cette idée de souveraineté stratégique une vraie doctrine, pour essayer de penser l’axe eurafricain.