Analyses
Publié le : 17/05/2023
Afghanistan : le récit du basculement, conversation avec David Martinon
David Martinon est un haut fonctionnaire français, ambassadeur de France en Afghanistan de 2018 à 2023. Dans son livre, Les 15 jours qui ont fait basculer Kaboul, il raconte la prise de la ville par les Talibans suite au désengagement des forces américaines en Afghanistan.
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Pour la Newsroom, l’ambassadeur revient plus en détail sur les conditions du retrait américain, sa préparation et sur ses derniers jours dans le pays.
Pour commencer, avez-vous vu venir la précipitation américaine dans la phase finale du retrait ?
La précipitation américaine non, mais la perspective d’une victoire rapide et complète des Talibans oui. Comme je l’ai dit en juin 2020 aux autorités françaises, il y avait selon moi plusieurs scénarios. Un premier, le plus « rose », aurait vu les négociations prospérer. Deux autres, plus « gris-noir », auraient conduits à la guerre civile généralisée, ou à la victoire rapide et complète des Talibans après le départ du dernier soldat étranger.
Le départ des Américains n’a pas été précipité : ils sont restés sur le territoire afghan quatre mois supplémentaires (overstay). La date de retrait était fixée au 1er mai et le Président Biden fut élu en novembre. Après son élection, le département d’Etat affichait une posture de soutien, de négociation, sans réelle position tranchée. Dès son élection, je savais que Biden serait exactement sur la même ligne que Trump. Je ne croyais pas un instant qu’il y aurait un changement de position et je me disais même que s’il y avait un overstay, il serait limité à quelques mois.
Cet overstay, nous l’avons vu venir quand nous avons calculé que pour respecter la date du 1ᵉʳ mai 2020 pour le retrait complet, il faudrait compter 90 jours avant pour réaliser la descente logistique – la manœuvre militaire de retrait. Plus nous nous approchions du 1ᵉʳ mai, plus il était évident qu’il y aurait un overstay. Par ailleurs, le chaos qui s’est produit à l’aéroport au moment du retrait était arithmétiquement prévisible, c’est pourquoi, pendant les 15 mois qui ont précédé la chute, j’avais carte blanche pour organiser la mise en sécurité de l’ambassade et de mes collaborateurs.
J’ai demandé à mon équipe de chercher les routes terrestres de sortie, comme en 1994 quand mes prédécesseurs ont quitté le pays par l’Ouzbékistan, avec près de 10 heures de route. Nous avions quatre options avec quatre routes différentes et nous avons travaillé avec l’état-major des Massoud pour avoir une alternative armée aux talibans et à l’armée nationale afghane. Seulement, nous nous sommes rendus comptes qu’aucune de ces options n’était viable car certaines des portions étaient déjà tenues par les talibans.
Très vite, il nous est donc apparu qu’il n’y aurait qu’un seul point de sortie en Afghanistan : l’aéroport. Si vous additionnez les troupes, la communauté diplomatique, les ONGs, les organisations internationales, auxquelles vous ajoutez les 30 000 Afghans disposant d’un autre passeport, vous comprenez tout de suite que l’aéroport sera engorgé. C’est pour cela que nous avons évacué tous nos employés bien avant, plusieurs mois avant la chute de Kaboul.
Je ne pouvais pas prévoir un tel chaos, mais il était clair qu’il y aurait un engorgement. Ma mission d’ambassadeur est d’être toujours prêt à l’instant T, en permanence. Cela pouvait donc vouloir dire que dès juin, dès juillet, l’aéroport pourrait potentiellement ne plus fonctionner, avec le départ des troupes de l’OTAN et notamment des spécialistes qui géraient les fonctions critiques de l’aéroport. Il y avait un réel risque de désertification. Avec cela, plus aucune compagnie aérienne ne pourrait se poser, nous avons donc tout préparé très en amont. Nous étions absolument à la merci qu’en une seconde l’aéroport ne soit plus ouvert qu’aux avions militaires.
Au final, le chaos est venu de l’accélération de l’effondrement de l’armée et, en termes d’organisation, de la dichotomie dans le discours de l’ambassadeur américain : nous sortons, mais nous allons soutenir les efforts de paix, de négociation, etc.
Quel a réellement été le rôle du Qatar dans les négociations de 2020 ? Les Européens ont-ils été consultés ou informés de ces discussions par les Américains ?
Pour répondre à la première partie de la question, le Qatar a joué un rôle d’honest broker, notamment en accueillant les réunions de négociations inter-afghanes. C’est également le Qatar qui a permis de garder contact avec les talibans au cours des dernières années. Les qatariens ont vraiment essayé d’avoir une influence sur les talibans, mais cela n’a pas marché. Ce n’est pas lié au Qatar mais aux talibans, car personne n’a d’influence sur eux. Les Pakistanais ont eu par le passé une influence sur les talibans, pendant toute la période d’insurrection, mais cela est révolu.
Concernant la seconde, les Américains tenaient très peu informés les Européens. L’ambassadeur nous tenait informés, mais sans nous donner toutes les cartes. Pour ma part, j’ai su très tôt ce qu’il y avait dans l’accord, puisque nous avons de très bons services de renseignement et que cela m’a permis de voir que la réalité était toute autre. Ce n’était pas un accord de paix, c’était un accord de safe passage, un accord de retrait en sécurité.
Selon vous, y aurait-il eu moins de chaos pendant le retrait si les Américains avez mieux partagé leurs informations avec leurs alliés ?
Si nos autres partenaires avaient anticipé comme nous l’avons fait, le chaos aurait été moindre, mais nous avons été les seuls à le faire. Il aurait fallu que les Allemands, les Britanniques, les Italiens, les Néerlandais et tous les autres s’occupent d’évacuer leurs employés afghans et les personnes qu’ils estimaient en danger avant la chute de Kaboul et avant l’engorgement de l’aéroport. Ils étaient malheureusement dans le dénis de la situation. La faute revient en grande partie aux Américains, qui ont gardé certaines informations pour eux. Cependant, nos amis européens devaient savoir que sans les Américains, ils ne pouvaient pas rester.
La gravité de la situation était sous yeux, il faut savoir lire les signaux faibles et sortir du déni. J’en ai tiré un certain nombre de conclusions en termes de biais cognitifs. Je ne crois pas l’avoir dit dans mon livre car j’ai réfléchi à cela longtemps après, mais il existe dans ce genre de cas un biais de conformité. C’est à dire que personne n’a envie d’avoir tort seul, on préfère avoir tort en groupe et on ne prend pas le risque d’avoir raison seul. Cela est très marqué en diplomatie, surtout lors des procédures de consultation au sein de l’Union européenne ou de l’OTAN.
C’est ce qui explique la non décision ?
La non décision oui et le fait qu’aucun de nos voisins ne voulait me croire car j’étais isolé, j’avais un point de vue marginal.
Ensuite, il y a un autre biais cognitif qui est du même ordre et qui consiste à dire : « vous faites votre travail d’analyse, vous travaillez, vous collectez de l’information sur votre dossier, vous en arrivez à la conclusion A et puis, vous confrontez votre analyse avec les autres et vous vous rendez compte qu’ils aboutissent tous à la conclusion B. » Même si vous avez bien travaillé, vous allez vous dire qu’ils ont de meilleures informations, qu’ils sont plus intelligents, qu’ils ont plus travaillé. Vous allez donc remettre en question votre propre analyse.
Vous avez également des biais qui tiennent aux agendas personnels. J’étais l’un des ambassadeurs les plus anciens à Kaboul, mais quand vous venez d’être nommé, il est plus difficile pour vous d’appeler votre capital et de dire « je veux rentrer. »
Enfin, il y a un dernier biais, qui réside dans le fait que ce n’est pas parce que vous analysez bien la situation que vous en tirez des conclusions opérationnelles. Ce n’est pas ça qui va vous… Ok, les talibans avancent dans tout le pays. Qu’est ce qu’on fait ? On ne pose même pas la question.
Dans votre livre vous expliquez que le chargé d’affaire américain Ross Wilson allait, sur votre demande, vous envoyer un hélicoptère par application du Memorandum of Agreement que vous aviez signés quelques mois plutôt. Sans cet accord, rien n’obligeait les américains à vous sortir du guêpier taliban ?
Le Memorandum of Agreement était une manière bureaucratique de formaliser une collaboration pour laquelle nous n’avions pas de doute. Il permettait de fixer des conditions techniques, pratiques, ce que nous pouvions faire ou non, comme amener avec nous des non nationaux.
C’est pour cela que nous nous sommes retrouvés coincés avec des Afghans restés à l’ambassade, que nous ne pouvions pas faire sortir du pays par hélicoptère, parce que les Américains ne voulaient pas.
Vous avez pris cet hélicoptère ?
Oui. A 18h46. Les talibans sont rentrés à 18h50.
Et vous voyiez l’ambassade être envahie ?
Je ne la vois pas, mais je le sais en arrivant.
En revanche, pour compléter, il est évident que toute opération d’évacuation est d’abord une opération nationale, même s’il peut y avoir de la solidarité internationale ou européenne, inscrite dans les traités que nous appliquons toujours. Nous avons nous même aider à évacuer plusieurs ressortissants pour le compte d’autres pays.
Cependant, pour les Américains comme pour les Britanniques – qui avaient des places fortes au sein de KAIA (Karzai International Airport), le camp militaire – la priorité n’était pas de nous aider. Ils avaient comme première mission de tenir le camp et d’évacuer leurs « protégés ». Les Américains disposaient d’une porte secrète à l’aéroport pour faire entrer leurs ressortissants. Quand nous étions devant cette porte, ils ont refusé de nous en faire bénéficier. Quand vous avez 15 000 personnes devant une porte, vous ne pouvez l’ouvrir. Nous avons du nous organiser autrement.
Nous avons tous encore en tête ces images de milliers de personnes tentant de fuir le pays. Vous qui êtes diplomate, vous étiez logé à la même enseigne, le commandant de marine vous a aidé mais votre évacuation était tout de même miraculeuse.
Effectivement, chaque évacuation était miraculeuse en réalité et, le dernier grand miracle c’est l’attentat.
L’attentat, où étiez-vous à ce moment ?
Nous étions tous ensemble, sur notre base provisoire. Nous avions fait venir des bus car la veille je les avais prévenu d’un risque d’attentat. Les bus étaient bloqués depuis des heures par les talibans et j’avais essayé de négocier avec le chef Taleb de la Sécurité de Kaboul pour qu’il ne contrôle pas les personnes présentes dans ces bus, sans succès. Tout cela se produisit lorsque l’attentat fut perpétré à 250, 300 mètres de là, proche de la porte du terminal civil. Sous le souffle de cet attentat daeshi, les talibans ont laissé partir tout le monde.
Si nous n’avions pas donné l’alerte de cet attentat, nous aurions eu des morts, puisque l’attentat a eu lieu exactement à l’endroit ou les équipes allaient chercher les ressortissants à évacuer.
Qui vous a informé de cet attentat, la CIA ?
Non. Ce sont les vidéos que j’ai reçues sur le moment.
Quand nous voyons l’état actuel de l’Afghanistan, les Talibans ont progressé sur le lit de la corruption, de la mauvaise gouvernance, d’une armée faible malgré le soutien des occidentaux. Existe-il pour autant un Etat afghan aujourd’hui ?
Il y a bel et bien un pays. Ensuite, il y a un État, un semblant d’État. Les versions divergent mais, pour le sociologue français Gilles Dorronsoro par exemple, les talibans sont l’embryon de l’État. Il n’a pas forcément tort, il y a effectivement ce qui peut s’apparenter à une volonté d’État chez les talibans.
Il démontre que le développement et la popularité relative de l’insurrection Taleb résulte de la justice. En effet, lorsque même les Afghans les plus attachés à la République sont arrivés au point où ils ne voulaient plus payer des juges pour être jugés, toute la population s’est tournée vers les juges Taleb et la justice chariatique, brutale mais prévisible et non corrompue.
Par ailleurs, David Galula décrit dans Contre insurrection – Théorie et pratique les conditions de développement d’une insurrection. L’Afghanistan les réunit toutes : ce n’est pas une île, il y a des frontières qui permettent de se retrancher et, surtout, l’État est défaillant. Une administration absente, une mauvaise armée, une mauvaise police, une mauvaise justice, … Toutes ces conditions participent au développement de l’insurrection.
Vous espérez revenir en Afghanistan ?
Pour le moment, c’est impossible. La première raison est que politiquement, nous ne pouvons pas leur parler, les talibans modérés n’existent pas. Deuxièmement, pour cette raison, nous n’avons aucune influence sur eux. Personne n’a plus d’influence sur eux, qui’il s’agisse des Pakistanais, des Russes ou encore des Qatariens. Troisièmement, les talibans faillissent à leurs promesses de stabilité à cause de Daech. L’État islamique au Khorasan parvient à organiser des attentats contre la population – en particulier les Hazaras, les Chiites et les minorités hindouistes, sikhs, etc. – mais surtout contre le leadership Taleb et contre la communauté internationale. Ils ont tué deux agents diplomatiques russes, attaqué la safe house des Chinois, faillit tuer l’ambassadeur du Pakistan et ont réussi à tuer un certain nombre de leaders Taleb.
C’est la raison pour laquelle il serait extrêmement dangereux pour nous d’être sur place, d’autant plus que nous ne pouvons plus compter sur les forces afghanes.
Aujourd’hui, quel État entretient des relations diplomatiques avec ce proto-État ? La France et l’Europe vont-elles finir par reconnaître ce régime un jour ?
Je ne pense pas. Nous devons tenter de conserver un canal de communication mais je ne vois pas comment nous pourrions reconnaitre cet Etat. Il faudrait pour cela que l’Afghanistan remplisse les conditions fixées par le Conseil de sécurité, mais chacune de leurs décisions vont à l’inverse de ces conditions.
Pour rappel, ces cinq conditions sont : l’inclusivité du pouvoir, les droits de l’Homme (donc des femmes), le libre accès aux organisations humanitaires, la liberté de circulation pour les Afghans à l’extérieur et la rupture des liens avec des organisations terroristes. Aujourd’hui, aucune de ces conditions n’est remplie.
Nous comprenons bien qu’aucun Etat extérieur n’a d’influence les talibans. Selon vous, de quelle manière un climat de prospérité pour les Afghans peut-il être créé ? Par quel vecteur, le business par exemple ?
Je crois maintenant que seuls les Afghans peuvent prendre en main leur destin. Peut-être que leur heure viendra, il faudra qu’ils soient très patients, organisés, prudents. Par « organisés », j’entends qu’il leur appartient de se préparer, de préparer un projet politique. S’ils essayent de reprendre le pouvoir à la suite d’un nouveau cycle de violences civiles et qu’ils échouent, l’Afghanistan tombera aux mains de Daech. Tout est possible, mais je pense qu’un pays peut toujours creuser, il peut toujours s’affaisser.