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Publié le : 05/06/2023
Existe-t-il une doctrine Biden pour le Moyen-Orient ?
Karim Emile Bitar est professeur de relations internationales et directeur de l’Institut des sciences politiques de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth (USJ, Liban), directeur de recherche à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS) à Paris, Non-Resident Scholar au Middle East Institute (MEI) de Washington D.C, Associate Fellow au Geneva Center for Security Policy (GCSP) et à l’Institut Medea de Bruxelles, vice-président du Cercle des économistes arabes, Directeur de l’Arab Master in Democracy and Human Rights (piloté par l’USJ et dépendant du Global Campus of Human Rights basé à Venise, Italie).
Il enseigne par ailleurs les relations internationales et l’histoire des idées politiques à l’USJ, à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Lyon, au Graduate Institute de Genève et dans plusieurs grandes écoles françaises. Karim Emile Bitar est également directeur de la rédaction de L’ENA hors les murs, la revue mensuelle des anciens élèves de l’ENA.
Fréquemment auditionné par les commissions des affaires extérieures des parlements français et européen, il est l’auteur de plusieurs publications parmi lesquelles Regards sur la France et Le cèdre et le chêne, De Gaulle et le Liban, ainsi que de très nombreux chapitres d’ouvrages et articles académiques.
Karim Emile Bitar était l’invité de la Newsroom pour décrypter la politique extérieure de l’administration Biden au Moyen-Orient.
Au Moyen-Orient, Biden a hérité d’une politique américaine de rupture : déplacement de l’ambassade de Tel Aviv à Washington, Accords d’Abraham, sortie de l’accord sur le nucléaire avec l’Iran etc. Si la nouvelle administration ne semble vouloir se démarquer sur tout de Donald Trump, le Président américain en campagne en ce moment entend laisser une empreinte. Pourriez-vous décrypter cette doctrine étrangère de Joe Biden ?
En règle générale, la doctrine des présidents américains ne commence à se clarifier qu’à la fin de leur premier mandat, voire même parfois au cours du second mandat. Aujourd’hui, nous en savons assez sur Joe Biden pour définir les grandes orientations et inflexions qu’il a pu apporter à la politique du pays par rapport au mandat de Barack Obama, avec lequel il avait travaillé. Cependant, il n’est pas certain que l’on puisse véritablement parler de doctrine Biden comme on parlait de doctrine Truman, Eisenhower ou même de doctrine Obama.
La doctrine Obama – qui s’est forgée à l’époque où Joe Biden était présent à ses côtés – a été qualifiée par beaucoup d’analystes de « doctrine de l’Empreinte légère » (Light footprint doctrine), par opposition à la « doctrine de l’Empreinte lourde » de George W. Bush, qui avait utilisé la manière forte et envoyé près de 175 000 soldats en Irak et en Afghanistan.
Au début de son mandat, Barack Obama avait été confronté à un véritable dilemme. Comment maintenir l’hégémonie américaine, la puissance américaine, tout en tenant compte de contraintes extrêmement sévères. Pour commencer, des contraintes financières. La guerre globale contre le terrorisme a coûté des sommes faramineuses aux États Unis, parfois estimées jusqu’à 21 000 milliards de dollars, 21 trillions de dollars selon certains journalistes. Puis des contraintes législatives, en grande partie à cause de l’opposition du Congrès. Enfin, les contraintes liées à la dégradation de la situation en interne : la priorité devant désormais être donnée au nation building at home plutôt qu’au nation building à l’étranger, notamment avec ce qu’Arianna Huffington et d’autres ont décrit comme une « tiers-mondisation » de l’Amérique, un appauvrissement des classes populaires, des infrastructures entièrement à revoir, un système de santé défaillant.
« Ces conseillers, dont faisaient partie Joe Biden, s’inscrivent dans la mouvance de « l’interventionnisme libéral ». »
C’est en tenant compte de ces contraintes que Barack Obama, avec l’aide de certains de ses conseillers, a défini la doctrine de l’Empreinte légère. Ces conseillers, dont faisaient partie Joe Biden, s’inscrivent dans la mouvance de « l’interventionnisme libéral », c’est-à-dire qu’ils ne sont pas hostiles à l’usage de l’outil militaire américain, à condition toutefois que ce soit pour atteindre des objectifs précis, dans un cadre plus multilatéral qu’unilatéral comme à l’époque de Bush.
Cette doctrine de l’Empreinte légère s’appuie par exemple sur l’usage de drones à la place des avions de combat. Barack Obama a utilisé dix fois plus de drones que Bush. L’Empreinte légère se traduit également par la cyberguerre, dont l’administration Obama a fait sa priorité, notamment avec le virus Stuxnet utilisé contre l’Iran. La Light footprint doctrine englobe également les covert operations, les opérations secrètes, qui s’appuient sur les services de renseignement et sur le soutien indirect à certains mouvements sur place. En Syrie par exemple, l’Amérique n’est pas intervenue directement mais a joué un rôle décisif. Enfin, le dernier élément de cette Light footprint doctrine est le recours intensif aux sociétés de sécurité privées, les private PMSCs, Private Military Security Corporations.
C’est au début du deuxième mandat de Barack Obama que nous avons pu considérer l’ensemble de ces éléments et les qualifier de doctrine Obama. Joe Biden se trouve dans cette continuité, même s’il a marqué quelques inflexions, en étant par exemple plus optimiste que Barack Obama, qui avait une vision assez « grise » des relations internationales. Obama était extrêmement lucide et très réticent à engager la puissance américaine, il était l’un des rares au sein de l’establishment américain à s’opposer à la guerre en Irak dès 2003, contrairement d’ailleurs à Joe Biden et Hillary Clinton qui avaient initialement soutenu l’invasion américaine de l’Irak, quitte à la regretter par la suite.
Joe Biden fait plutôt partie du courant majoritaire et dominant du Parti démocrate américain depuis les années 70 : un courant qui ne rechigne pas à l’interventionnisme si c’est un interventionnisme qui rentre dans le cadre d’une action multilatérale.
Cependant, nous assistons depuis deux ans à une « ré-implication » massive des Etats-Unis, notamment depuis la guerre en Ukraine. Aujourd’hui, les États Unis ne cachent plus leur guerre par procuration avec Vladimir Poutine. Le budget militaire américain a considérablement augmenté et l’aide apportée à l’Ukraine est très significative. Par ailleurs, une certaine frange de l’entourage de Joe Biden a adopté une ligne assez dure vis-à-vis de la Chine. Dans son livre, Maximalist: America in the World from Truman to Obama, Stephen Sestanovich explique l’alternance entre phases de maximalisme et phases de retranchement dans la politique étrangère des Etats-Unis.
« Le Moyen Orient incarne peut-être l’exception à la politique étrangère de Joe Biden. »
La politique de Barack Obama s’est illustrée par une période de repli et de retranchement. Joe Biden maintient une certaine prudence mais n’hésite pas, lorsque cela est nécessaire, à se montrer plus offensif que Barack Obama. Cela dit, le Moyen Orient incarne peut-être l’exception à la politique étrangère de Joe Biden car l’Amérique est désormais réticente à s’impliquer aussi massivement que par le passé dans cette région, notamment à cause du syndrome irakien, du traumatisme provoqué par le fiasco de l’intervention américaine en Irak.
C’est ici que nous pouvons donc voir une certaine continuité, paradoxalement, entre la politique menée par Joe Biden et celle de Donald Trump. Tous deux se sont efforcés de préserver leurs intérêts au Moyen-Orient, sans toutefois se plonger de nouveau dans le « bourbier moyen-oriental ». Cela explique la prise de distance progressive, confirmée depuis Barack Obama, avec l’Arabie saoudite. Joe Biden reste dans cet entre-deux : après avoir fermement condamné MBS, menacé de faire de lui un paria, il s’est rendu en visite officielle à Riyadh. Il semblerait aujourd’hui que les relations ne soient pas aux beaux fixes.
Pour terminer, je dirais qu’à ce stade la doctrine Biden n’a pas encore entièrement pris corps. Joe Biden entretient la tradition de « l’interventionnisme libéral », très présent dans l’aile droite du parti démocrate américain. Cela peut parfois l’entraîner à vouloir perpétuer la tradition de la politique extérieure américaine, sans forcément tirer les leçons des erreurs du passé.
Donc, si Joe Biden est réélu malgré son âge avancé, c’est probablement au milieu de son deuxième mandat que nous aurons une vision plus claire de sa politique. Aujourd’hui, nous avons le sentiment d’une certaine improvisation sur bon nombre de dossiers. Au sujet de cette opposition qu’il a instauré entre régimes supposément démocratiques et libéraux et régimes autoritaires, nous voyons également très vite les limites de cette grille de lecture, puisqu’un grand nombre d’alliés des États Unis, et notamment au Moyen Orient, ne peuvent pas être qualifiés de démocratie libérale. A contrario, l’Amérique continue de soutenir, comme elle l’avait fait pendant la guerre froide, des régimes parfois nationalistes, autoritaires, au nom de la réalpolitique.
Nous savons que l’axe Abou Dhabi – Riyad a longtemps donné le La de la politique étrangère des États du Golfe dans la région, et même au-delà si on considère les autres grands pays sunnites comme le Maroc, l’Égypte ou la Jordanie. Selon vous, cette double entente résistera-t-elle à la tentation saoudienne et notamment à celle du prince héritier Mohammed Ben Salmane de prendre le leadership régional ?
Effectivement, là aussi, la réponse à cette question est aujourd’hui différente de celle qu’elle aurait été il y a quelques mois, car nous assistons à une recrudescence des tensions entre l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. Ces deux pays, extrêmement proches au cours des dix dernières années, se sont montrés particulièrement méfiants vis à vis des mouvements de protestation qui ont frappé le monde arabe depuis 2011. Les Émirats arabes unis ont parfois été en pointe sur certains dossiers, puis suivis par l’Arabie saoudite quelques années plus tard. MBZ disposait d’une liberté de manœuvre que n’avait pas MBS, car il y avait très peu de risques de troubles internes dans le pays, avec une population plus réduite, pas de minorités à gérer et la possibilité de se montrer plus offensifs. Les Émirats arabes unis ont souvent servi d’éclaireurs au Moyen-Orient. Par exemple, le rapprochement avec la Syrie a été initié par les Émirats il y a déjà deux ou trois ans mais ce n’est qu’il y a que quelques semaines que l’Arabie saoudite a emboîté le pas.
« Les relations entre l’Arabie et les Émirats semblent marquées par certaines turbulences. »
Les deux pays ont mené ensemble des combats au Yémen puis la bataille du blocus contre le Qatar, mais nous assistons tout de même depuis un an à un retournement important de situation. Je pense que la Coupe du monde de football au Qatar a constitué un véritable tournant, entrainant une prise de conscience chez les leaderships de la région qui ont compris que l’opinion publique n’était pas véritablement en phase avec les accords d’Abraham. Le Qatar a assez rapidement été réintégré dans le giron du Conseil de coopération du Golfe et aujourd’hui, les relations entre l’Arabie saoudite et le Qatar se sont réchauffées.
A contrario, les relations entre l’Arabie et les Émirats semblent marquées par certaines turbulences. Est-ce lié aux transformations en vigueur en Arabie saoudite ou à des facteurs idiosyncratiques, des rivalités personnelles, des tempéraments différents ? Je pense qu’il y a un peu des deux. L’Arabie Saoudite est en train de revoir massivement sa politique menée depuis 2015. Nous passons d’une approche confrontationnelle à une approche plus consensuelle, plus axée sur le compromis. L’Arabie Saoudite semble avoir tiré les enseignements de certaines erreurs commises au cours de ces dernières années.
Pouvez-vous confirmer que ce shift saoudien s’opère sans concertation avec Washington ?
En concertation avec Washington, je n’en suis pas certain effectivement. Les États-Unis ont été quelque peu surpris de la rapidité avec laquelle l’Arabie saoudite a finalisé ses négociations avec l’Iran. Les Américains étaient au courant de ces négociations, puisqu’elles se menaient sur plusieurs fronts à travers le Sultanat d’Oman, à travers l’Irak, mais également en Suisse entre de hauts responsables iraniens et saoudiens.
Les Américains ont tout même été surpris et étonnés de voir que la Chine avait réussi son plus beau coup diplomatique au Moyen Orient depuis la création de la République populaire en 1949. Certains analystes ont souligné, notamment dans Foreign Affairs, que si les Saoudiens avaient accepté de s’engager, c’était peut-être parce qu’ils faisaient plus confiance à un régime comme le régime chinois qu’aux États-Unis pour contraindre l’Iran à tenir ses promesses. Compte tenu de la dépendance et des liens très étroits entre l’Iran et la Chine – la Chine étant qui plus est un importateur de plus en plus dépendant de la région – les Saoudiens espèrent que les Chinois pourront contraindre les Iraniens à respecter ce deal, ce qui n’aurait peut-être pas été le cas avec les États Unis.
En somme, les tensions saoudo-américaines persistent. L’Arabie saoudite demeure dans l’orbite géopolitique américaine et elle ne pourra pas s’en émanciper car elle reste dépendante de cette protection-là. Donald Trump avait blessé les Saoudiens lorsqu’il avait dit que plusieurs régimes de la région, dont l’Arabie saoudite, ne pourraient pas tenir longtemps s’ils ne bénéficiaient pas de cette ombrelle.
« La prospérité américaine ne dépend plus des ressources du Golfe, mais elle dépend plus que jamais de la prospérité chinoise, laquelle est extrêmement dépendante des ressources du Moyen Orient. »
Les Saoudiens ont pris acte du fait que l’Amérique se désintéressait quelque peu de la région. L’Amérique n’est plus dépendante du gaz et du pétrole du Golfe. Elle a eu accès à l’indépendance énergétique, considérée comme un Graal, inaccessible il y a à peine une vingtaine d’années. Après la révolution du gaz de schiste et du fracking (fracturation hydraulique), l’Amérique est devenue exportateur net mais cela ne signifie pas qu’elle va se désengager du Golfe. Nous sommes dans un monde marqué par une interdépendance extrêmement forte, la prospérité américaine ne dépend plus des ressources du Golfe, mais elle dépend plus que jamais de la prospérité chinoise, laquelle est extrêmement dépendante des ressources du Moyen Orient.
Donc, il n’y aura pas de désengagement total américain, mais on ne verra plus comme dans le passé un chèque en blanc, une carte blanche donnée par les Américains aux leaders arabes sunnites du Golfe. L’Amérique essaie de rééquilibrer ses politiques. Joe Biden a tenté de faire revivre le JCPOA (Accord de Vienne sur le nucléaire iranien) et cela aurait pu aboutir si le mouvement de protestation en Iran n’avait pas été aussi massif. Depuis déjà une quinzaine d’années, l’Amérique est engagée dans un processus qui cherche à rééquilibrer ses amitiés et ses alliances au Moyen Orient pour ne plus être exclusivement liée à l’Arabie saoudite. Idéalement, l’Amérique souhaiterait revenir à la situation d’avant 1979, où elle avait de très bonnes relations à la fois avec l’Iran et avec l’Arabie saoudite.
Votre dernière phrase est très intéressante. Pensez-vous qu’une relation apaisée entre Washington et Téhéran est possible, sans changement de régime côté iranien ?
Le mouvement de protestation en Iran est véritablement sans précédent. C’est le mouvement le plus massif depuis 1979 et l’Amérique ne peut que l’accompagner, car si elle s’était engagée dans le rapprochement avec le régime iranien, concrétisé par l’accord nucléaire en 2016, c’est parce que les Etats-Unis ont réalisé qu’il y avait une nouvelle génération d’Iranien extrêmement ouverte sur l’Occident. L’Iran, les études l’ont montré, est aujourd’hui le pays le plus sécularisé de l’ensemble du monde musulman.
C’est là l’un des paradoxes les plus étonnants : la première révolution islamique ayant « réussie » a donné naissance, 40 ans après, au pays le plus sécularisé de l’ensemble du Moyen-Orient. Les gens se sont massivement détournés de la religion, les mosquées sont vides et nous assistons à de nombreuses conversions. Cette confusion du religieux et du politique en Iran a conduit une grande partie de la jeunesse, notamment la jeunesse moderne, libérale, occidentalisée, à rejeter non seulement le régime des Mollah, mais la religion elle-même. Et l’Amérique a voulu jouer sur ce clivage entre les deux camps iraniens.
Ce à quoi nous assistons en Iran, comme en Turquie, en Israël et comme dans certains pays arabes, c’est à une véritable culture war, à un affrontement à l’intérieur d’un même pays, entre deux courants radicalement opposés sur la question des valeurs : un courant libéral, démocrate, respectueux des minorités religieuses, respectueux de l’émancipation des femmes, etc. et un autre courant plus conservateur, rigoriste.
« L’avenir du Moyen Orient dépendra […] surtout des parties qui sortiront victorieuses de ces multiples culture wars auxquelles nous assistons aujourd’hui. »
L’avenir du Moyen Orient dépendra non seulement de l’issue des proxy wars dont on parle beaucoup – les guerres par procuration entre les différentes puissances régionales et internationales – mais il dépendra surtout des parties qui sortiront victorieuses de ces multiples culture wars auxquelles nous assistons aujourd’hui. Entre laïques et religieux en Israël, entre islamo-conservateurs et nationalistes-kémaliste en Turquie et entre une nouvelle génération très soucieuse de s’ouvrir sur l’Occident et très sécularisée et un régime qui s’accroche en Iran.
Aujourd’hui, compte tenu de ce vaste mouvement de protestation, l’Amérique ne peut plus aller très loin dans un processus de négociation avec le régime iranien, mais ce régime risque de se durcir. Les Iraniens ont appris de l’expérience russe de Gorbatchev : dès qu’on lâche un peu de lest, il y a un risque pour que tout s’écroule. Donc à ce stade, le régime ne lâche rien. Il y a eu quelques ballons d’essai sur une éventuelle abolition de la police des mœurs, etc., mais il est clair que le pouvoir iranien est débordé par ce mouvement de protestation, qui est là pour durer. Néanmoins, le changement de régime pourrait se faire attendre, car la raison du plus fort est toujours la meilleure. Et pour le moment, le régime iranien contrôle toujours les moyens de dissuasion.
En somme, l’Amérique ne pourra qu’accompagner progressivement ce changement. Elle se retrouve cependant dans une situation délicate, car soutenir trop ouvertement un camp ne serait – compte tenu du nationalisme sourcilleux qui prévaut en Iran – pas forcément lui rendre service. Les Iraniens, quelle que soit leur opposition envers le régime, n’acceptent pas les épées de Damoclès pesant sur eux en provenance de l’étranger, et surtout des Etats-Unis ou d’Israël. Mahmoud Ahmadinejad avait joué là-dessus, même si les Iraniens lui étaient très hostiles : dès que le peuple senti une menace d’intervention extérieure, il y eu un phénomène de ralliement autour du drapeau.
Aujourd’hui, il y a un rejet du régime encore plus massif en Iran, mais cela ne veut pas dire que les Iraniens accepteront une implication internationale dans leurs affaires intérieures.
Plusieurs observateurs font le constat d’un retrait progressif des actifs saoudiens de l’Égypte et du Liban. Ce dernier n’est plus la priorité des Saoudiens ? Et est-ce que l’accord gazier conclu sous l’égide de Washington entre Beyrouth et Tel Aviv est le premier signe d’une émancipation libanaise des « grands frères » sunnites ?
En effet, depuis déjà plusieurs années, l’Arabie saoudite a affiché son mécontentement et un certain désintérêt pour la scène libanaise où elle était historiquement très présente. Par ailleurs, nous assistons depuis quelques mois à un refroidissement sérieux des relations entre l’Arabie saoudite et l’Égypte du maréchal Sissi. L’Arabie saoudite a financé le coup d’État de Sissi en 2013 et a énormément aidé l’économie égyptienne au cours des 10 dernières années, mais cela est remis en cause depuis environ un an. Les circonstances sont aujourd’hui radicalement différentes entre le Liban et l’Égypte.
En ce qui concerne le Liban, l’Arabie saoudite estime avoir fortement soutenu son économie et ne pas avoir été payée en retour, puisque le Hezbollah demeure un acteur majeur de la scène politique libanaise et qu’il a souvent tenu un discours très hostile envers la monarchie saoudienne. Par ailleurs, l’Arabie saoudite est elle-même engagée dans un vaste processus de transformation économique, technologique et diplomatique. Sa priorité aujourd’hui est d’assurer sa stabilité et de sécuriser les investisseurs, c’est pour cela qu’elle a accepté de s’engager dans la voie d’une normalisation avec l’Iran, essentiellement pour des considérations liées au Yémen. Le Liban n’est pas très haut dans l’axe des priorités saoudiennes aujourd’hui.
« Aujourd’hui, on sent que la priorité saoudienne est ailleurs et qu’ils souhaitent surtout éviter que le Liban constitue une source de migraine permanente. »
Les Saoudiens souhaitent prioritairement mettre un terme à la guerre au Yémen, qui est une guerre extrêmement coûteuse et très souvent contre-productive. Depuis la fin de la guerre au Liban en 1989, les Saoudiens se sont imposés comme protecteurs de la communauté Sunnite. Ils avaient notamment parrainé les accords de Taëf, mais la détérioration de leurs relations avec leur principal allié libanais Saad Hariri et la montée en puissance du Hezbollah ainsi que leur incapacité à endiguer l’influence iranienne au Liban les a conduits à cesser tout investissement, toute aide économique pour le pays. Les Saoudiens ont également été très frappés par l’exportation continue de Captagon à partir du territoire libanais vers leur marché interne : cela a en quelques sortes constitué l’élément qui les a conduits à vouloir « punir » les autorités libanaises.
Cela dit, avec l’initiative d’Emmanuel Macron de chercher une sortie de crise à la situation libanaise, en accord avec les Saoudiens – parce que la France et l’Arabie saoudite ont, semble-t-il, malgré leurs divergences, travailler ensemble sur le dossier libanais – l’Arabie saoudite pourrait progressivement se réengager. Mais aujourd’hui, on sent que la priorité saoudienne est ailleurs et qu’ils souhaitent surtout éviter que le Liban constitue une source de migraine permanente.
Pour finir, il y a une nouvelle génération au pouvoir en Arabie saoudite qui n’a pas les mêmes liens émotionnels avec le Liban. Le roi Salman, le père de MBS et ses frères, les rois Abdallah, Fahad avaient l’habitude de passer toutes leurs vacances au Liban, dans les montagnes libanaises, à profiter de la montagne, des villes, des soirées libanaises. Ce n’est pas le cas pour MBS et les gens de sa génération, qui n’ont pas ce rapport émotionnel avec le Liban. Donc, on est plus dans une logique transactionnelle. L’Arabie saoudite ne se réimpliquera que si elle obtient les garanties que ses intérêts seront préservés.
L’Asie du Sud Est et la Chine vont très probablement remplir l’agenda américain sur la scène internationale pour les 10, voire 20 prochaines années. Pour se démarquer, les États Unis semblent vouloir une nouvelle alliance bâtie sur une communauté de valeurs (démocratie VS autoritarisme). Jusqu’où les États arabes pourront-ils suivre les Etats-Unis dans leur compétition effrénée avec l’Empire du milieu, alors que le modèle de gouvernance prôné par ce dernier peut séduire plusieurs leaders de la région ?
En effet, les États Unis, et notamment depuis l’élection de Joe Biden, parlent de plus en plus d’une certaine « communauté de valeurs » et d’une alliance qui serait supposément fondée sur un combat des démocraties contre les autoritarismes. Force est de constater que ce discours laisse sceptiques la plupart des dirigeants et des opinions publiques dans ce qu’on appelle le Sud Global.
Cela est perçu comme une forme nouvelle de messianisme ou d’hypocrisie occidentale. Pour ce qui est des pays du Moyen-Orient, les régimes sont, pour la plupart, devenus assez proches de la Chine. L’Empire du milieu continue d’importer énormément de ressources gazières et pétrolières en provenance du Golfe, alors que les États-Unis ont accédé à l’indépendance énergétique grâce à la révolution du gaz de schiste et du fracking, ce qui était inespéré.
« Joe Biden s’est probablement laissé aller lorsqu’il a mis en place ce distinguo assez intenable entre démocratie et autoritarisme. »
Donc, pour ce qui est des ces régimes du Moyen-Orient, il y a une coopération de plus en plus étroite avec la Chine et, pour ce qui est des opinions publiques, elles non plus ne comprennent pas cette grille de lecture qui consiste à opposer démocratie à autoritarisme. Elles sont bien conscientes du fait que les États Unis soutiennent toujours un grand nombre de régimes dans le monde arabe, en Afrique du Nord et partout ailleurs, qui sont loin de répondre aux critères de démocratie libérale.
Là encore, nous percevons un véritable décalage entre les discours officiels de Washington et les dures réalités géopolitiques. Joe Biden s’est probablement laissé aller lorsqu’il a mis en place ce distinguo assez intenable entre démocratie et autoritarisme. C’est une très belle idée dans l’absolu, mais il va vite se heurter aux réalités stratégiques du monde réel et se rendre compte qu’une grande partie de ses plus fidèles alliés sont plus proches de la Russie et de la Chine, tant en termes de gouvernance qu’en termes d’acceptation de la modernité libérale.