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Publié le : 13/05/2024
Jean-Noël Barrot : La compétition entre puissances est aujourd’hui plus directe
A moins de trois semaines des élections européennes, la Newsroom a reçu l’un des architectes diplomatiques français pour l’Europe. Jean-Noël Barrot, manoeuvre depuis le Quai d’Orsay pour déployer une politique européenne ambitieuse, dont les contours ont été redéfinis par Emmanuel Macron à la Sorbonne le 25 avril 2024.
Le Ministre délégué chargé de l’Europe nous livre sa lecture de l’interrègne et nous explique comment l’Europe peut naviguer dans ce moment géopolitique délicat, qui voit le retour des empires et de la guerre conventionnelle.
Né le 13 mai 1983 à Paris, diplômé d’HEC, M. Barrot est lauréat (promotion 2020) du programme « Young Leaders » de la French-American Foundation. Ses travaux ont fait l’objet de publications dans des revues internationales de premier plan, comme le Quarterly Journal of Economics, le Journal of Financial Economics, ou encore Management Science.
Nous vivons un interrègne qui n’a pas encore aboutit à un nouvel ordre mondial consolidé. Entre temps, la guerre déconstruit tout, de Gaza à l’Ukraine, de nouvelles alliances se font, d’autres se défont. Dans ce contexte d’incertitude, comment l’Europe peut-elle, selon vous, manœuvrer pour peser davantage dans les affaires du monde ?
Il est vrai que nous vivons dans une période de reconfiguration géopolitique profonde. La compétition entre puissances est aujourd’hui plus directe, plus abrupte, avec des effets en termes de fragmentation géopolitique, de relativisme normatif, ou de découplage économique. Les tensions mondiales, les agressions ne cessent d’augmenter, les budgets militaires sont en croissance rapide. Le Proche-Orient, le continent africain, que ce soit au Sahel ou dans la Corne, l’Arctique, la Syrie, la Libye, l’Arménie et l’Azerbaïdjan, l’Ukraine bien sûr : les zones de conflictualités se multiplient. En parallèle, des conflits gelés demeurent aussi. Les principes mêmes sur lesquels reposent les relations internationales depuis la Seconde guerre mondiale, notamment ceux de la Charte des Nations unies et de l’Acte final d’Helsinki, sont aujourd’hui remis en cause. Et il est peu probable que cette tendance aille en s’amenuisant dans les années à venir.
Dans ce contexte, comment l’Europe peut-elle manœuvrer ? Il me semble que l’enjeu, pour elle, est de maintenir le cap qu’elle s’est fixée, celui de la souveraineté européenne et de l’autonomie stratégique. En mars 2022, nous nous sommes dotés à Versailles d’une feuille de route claire pour renforcer nos capacités de défense, construire une base économique solide et réduire nos dépendances stratégiques. Si, dans les prochaines décennies, l’Europe veut peser davantage dans les affaires du monde, il lui faut déployer et renforcer cette stratégie. Concrètement, l’enjeu est que l’agenda stratégique de la prochaine Commission européenne donne les moyens à l’UE, pour les cinq prochaines années, d’accélérer dans le déploiement de sa puissance.
« Il faut aussi privilégier la préférence européenne dans l’achat de matériel militaire »
Ce déploiement, il doit se faire dans trois directions. Un volet géopolitique, d’abord : au-delà de la mise en échec de la Russie, il s’agit de développer nos capacités de défense, en constituant une véritable base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE) robuste. En d’autres termes, il faut produire plus vite, mieux, plus en Européens et il faut aussi privilégier la préférence européenne dans l’achat de matériel militaire, comme le permet la réforme de la Facilité européenne de paix. En parallèle, en tirant les conséquences de l’obsolescence des règles de la mondialisation libérale, il s’agit pour l’Europe de produire plus et mieux, c’est-à-dire de manière décarbonée, en plaçant l’Europe à l’avant-garde sur les secteurs stratégiques d’avenir : hydrogène, espace, biotechnologies, IA. Nous devons passer d’une logique de compétitivité nationale à une logique de productivité à l’échelle du continent. Enfin, peser dans le monde c’est aussi s’affirmer et défendre ce qu’on est. Alors que nous sommes de plus en plus confrontés à des tentatives de déstabilisation de nos démocraties, nous devons donner à l’UE les moyens de mieux assurer la protection de nos libertés, de nos valeurs fondamentales et l’export de ce modèle dans un monde qui les remet de plus en plus en cause.
Dans ce même contexte, que peut-on attendre des États-Unis alors qu’un retour de Donald Trump se fait de plus en plus probable ? Quelle attitude adopter alors que Joe Biden semble mêler des considérations politiques nationales à sa doctrine diplomatique internationale ?
La guerre en Ukraine a conforté nos analyses en faveur de l’agenda européen de souveraineté et du renforcement de nos capacités de défense. Dans un monde de plus en plus brutal et incertain, et alors que nous ne sommes pas garantis de pouvoir éternellement bénéficier de la protection américaine, il est impératif que nous continuions à réduire notre dépendance en matière de sécurité. Cette voie est la meilleure à suivre dans l’une comme dans l’autre hypothèses du résultat des élections américaines de novembre prochain. Il s’agit de renforcer notre autonomie stratégique dans un monde où les règles du jeu international changent. Il faut que nous soyons prêts à réagir en Européens.
Dans le contexte d’élection électorale aux Etats-Unis, nous devons en particulier rester vigilants sur le déroulement de la campagne, et l’impact de certains thèmes sur les intérêts européens, notamment le soutien à l’Ukraine, ou la politique commerciale.
En cas de de désengagement américain, notamment en Ukraine, nous devons poursuivre nos efforts de renforcement des capacités et d’industrie de défense européenne, dans une logique de développement d’un « pilier européen » de l’OTAN. C’est essentiel en amont du Sommet de Washington en juin prochain. En parallèle, il nous faut communiquer plus largement sur le fait que l’UE prend toute sa part à l’effort transatlantique au soutien à l’Ukraine.
La guerre en Ukraine fait renaître le « rêve » de l’Europe de la Défense. Cependant, dans le même temps, l’OTAN est plus que jamais attendue pour défendre le flanc oriental de l’Europe. Comment peut-on concilier les deux ambitions, celle de l’autonomie stratégique européenne, et celle d’une « otanisation » de l’Europe qui se renforce ?
Dans un contexte géopolitique particulièrement instable, alors que le conflit en Ukraine s’enlise, le développement de l’Europe de la défense est indispensable. Cette Europe de la défense, elle n’aboutira pas en quelques jours. Mais ces deux dernières années, nous avons réalisé des pas de géants. Ce qui pouvait paraître un rêve il y a encore quelques années est devenu une réalité.
Depuis l’agression russe contre l’Ukraine en 2022, les Etats membres réinvestissent tous dans leur défense, y compris les pays les plus récalcitrants historiquement. A l’échelle européenne, nous avons développé des mécanismes d’achat d’équipements de défense en commun, et d’investissement commun dans la production d’équipements de défense. Nous avons en outre adopté une Boussole stratégique qui établit une doctrine commune ainsi qu’une feuille de route jusqu’en 2030. A présent, il nous faut renforcer rapidement nos capacités de défense européenne en stimulant la capacité de production de la base industrielle et technologique européenne, en développant des mécanismes de financement appropriés. Il s’agira, en particulier, de passer d’une logique de transferts de nos stocks à une logique de production et d’acquisition conjointe d’équipements. Cela nécessitera de mobiliser des financements, publics comme privés et plusieurs options devraient être présentées par la Commission au Conseil européen de juin. L’évolution du mandat d’investissement de la BEI, récemment acté, constitue une première étape importante, mais nous devons aller plus loin notamment sur la mobilisation des projets d’aubaine tirés des actifs russes immobilisés et sur l’emprunt commun.
Cette ambition de développer l’Europe de la défense est tout à fait compatible avec le renforcement de l’OTAN. Ce que nous voulons est simple : ne pas être dépendant de notre partenaire américain dans l’hypothèse où, lors la prochaine administration, il serait moins enclin à vouloir contribuer à la sécurité du continent européen. Dès lors, l’enjeu aujourd’hui est d’identifier clairement les capacités dont nous voulons nous doter, les délais et les ressources requises, pour pouvoir avoir une discussion pratique plutôt que théologique sur ces sujets.
Ces derniers jours, nous avons pu observer des prises de position d’Emmanuel Macron de plus en plus dures à l’égard de la Russie, au risque de paraître isolé en Europe. Sommes-nous véritablement proches d’un conflit ouvert avec Moscou ?
Le président de la République l’a rappelé avec force à la Sorbonne le 25 avril dernier : ce qui se joue sur le front ukrainien, c’est notre sécurité et l’existence de l’Union européenne comme organisation politique à long terme. En attaquant l’Ukraine, c’est l’Europe toute entière que Poutine cherche à déstabiliser. Nous ne pouvons pas laisser la Russie gagner. Dans ce contexte, se fixer des limites – et en faire part à tous – serait une erreur géostratégique majeure. Pourquoi dire clairement où sont nos limites stratégiques face à un adversaire qui n’en fixe aucune ?
C’est pourquoi l’Union européenne a raison de soutenir l’Ukraine depuis deux ans. Il faudra le faire aussi longtemps et intensément que nécessaire. C’est une nécessité géostratégique et morale.
« Le chemin sur lequel s’est engagé l’Ukraine est irréversible et nous devons avancer sur l’adoption des cadres de négociations pour l’Ukraine et la Moldavie au Conseil européen des 27 et 28 juin prochains »
L’enjeu, maintenant, et d’aller plus loin face au durcissement de la position de la Russie en envoyant un double signal avant l’été. D’une part, un signal fort sur l’intégration européenne : le chemin sur lequel s’est engagé l’Ukraine est irréversible et nous devons avancer sur l’adoption des cadres de négociations pour l’Ukraine et la Moldavie au Conseil européen des 27 et 28 juin prochains. D’autre part, un signal fort sur la protection et la reconstruction du pays : nous nous donnons tous les moyens pour soutenir l’Ukraine aussi intensément que nécessaire, que ce soit sur le plan financier, avec, notamment, le soutien à l’initiative de la Première ministre estonienne Kaja Kallas d’un emprunt européen, mais aussi sur le plan militaire par le développement de nos capacités industrielles de défense et enfin, sur le plan civil et en matière de reconstruction afin de préparer dès aujourd’hui l’avenir de l’Ukraine.
Le Sud Global et en particulier la Chine, semble regarder le conflit ukrainien de loin. Quelle lecture faites-vous du rapport ambivalent de ce nouvel ensemble qui veut peser dans la gouvernance mondiale, même s’il n’est pas encore géopolitique, qu’on appelle communément le Sud Global, vis-à-vis de la guerre en Ukraine ?
Les réactions à l’invasion russe de l’Ukraine, ou plus exactement, l’absence de condamnation claire d’une partie du monde, ont en effet pu surprendre les Européens. Néanmoins, la notion de « Sud global » ne recouvre pas de réelle cohérence ou d’unité en termes politique ou économique. Sur le plan diplomatique, quelques Etats revendiquent effectivement leur soutien à la Russie, quand d’autres veulent plutôt se tenir à l’écart des grands rapports de force, ou cherchent une position d’équilibre.
« L’Union européenne doit continuer à affirmer son rôle de puissance d’équilibre »
L’expression de « Sud global » traduit en réalité l’avènement d’un monde davantage multipolaire, dans lequel les États-Unis ne sont plus qu’un modèle parmi d’autres, et où chaque État peut nouer des partenariats avec les autres de façon multilatérale, en s’affranchissant des logiques d’alliance traditionnelles. On ne peut que constater que la diversification des partenariats est devenue une nouvelle règle.
Dans ce contexte, l’Union européenne doit continuer à affirmer son rôle de puissance d’équilibres, en cohérence avec ses valeurs et principes, au premier lieu desquels le plein respect du droit international. Cela doit en particulier nous conduire à soutenir la réforme des grandes institutions internationales, qui ne parviennent aujourd’hui pas à fonctionner correctement et qui ne représentent pas de manière égale l’ensemble de partenaires internationaux. Et pour cause, leur mode de fonctionnement reflète un monde dépassé. Je pense au Conseil de sécurité de l’ONU, au FMI, ou à la Banque mondiale.
« Il est anormal que l’Afrique ne soit pas représentée parmi les membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU »
Nous, Européens, devons soutenir avec force le processus de réforme de ces institutions afin d’accroître la représentativité des pays émergents. La France y prend toute sa part et soutient des changements profonds. Prenons l’exemple de la réforme du Conseil de sécurité de l’ONU, sujet sur lequel notre position est claire, historique et constante : il est nécessaire d’élargir le Conseil de sécurité, dans ses deux catégories de membres, et de parvenir à un renforcement de sa représentativité. Nous estimons qu’un Conseil élargi pourrait compter autour de 25 membres. En outre, il est par exemple anormal que l’Afrique ne soit pas représentée parmi les membres permanents du Conseil de sécurité. La France soutient également la candidature du Groupe des 4 – l’Allemagne, l’Inde, le Japon et le Brésil – à un siège permanent. Sur ces différents sujets, il importe que la France soit motrice en Europe, car c’est uni au niveau européen que nous pourrons impulser ces changements qui sont dans l’intérêt de tous. /.