Analyses

Publié le : 24/06/2024

François Gemenne : Si on veut enclencher une transition de plus grande ampleur, il faut parler à nos intérêts

En tant que politologue expert du climat et co-auteur du sixième rapport du GIEC, vous rencontrez régulièrement des décideurs politiques et institutionnels de différents horizons. Comment jugez-vous aujourd’hui leur niveau de prise de conscience de l’urgence climatique ? Voyez-vous des pays ou des sociétés, des aires géographiques plus en avance que d’autres et pourquoi selon vous ? Au gré des événements climatiques parfois tragiques, avez-vous identifié des points de bascule sur les différents continents ?

Ouragan Katrina, Nouvelle Orléans, 2005. ©REUTERS/Vincent Laforet/Pool

Il ne serait pas juste de dire que le manque de prise en charge des responsables politiques et des élus est dû à un manque de sensibilisation ou de conscientisation. Tous les élus que je rencontre, quel que soit leur bord politique, de gauche comme de droite, sont bien conscients de l’ampleur du problème climatique, qui constitue également un défi majeur en termes de politique publique et d’action publique. Toutefois, bien que le problème soit identifié, il semble que beaucoup ne comprennent pas encore entièrement ce qu’il convient de faire. En d’autres termes, c’est comme si l’on voyait un énorme problème au bout du couloir sans savoir comment l’aborder concrètement. Souvent, cette incompréhension est due à un manque de connaissance approfondie de la physique du climat ou à une identification insuffisante des leviers essentiels à actionner pour résoudre le problème. Il est donc crucial d’expliquer les solutions et les mécanismes d’action aux élus, car cette compréhension est primordiale. Par ailleurs, il existe également un sentiment selon lequel agir en faveur du climat et de la transition pourrait rendre les territoires moins attractifs et moins compétitifs, constituant ainsi une contrainte plutôt qu’une opportunité.

« Une erreur serait de croire que les événements climatiques extrêmes incitent automatiquement à l’action »

François Gemenne

Sur ce volet, il est essentiel de percevoir la transition non pas comme une contrainte, mais comme un projet pour le territoire et pour l’action publique. Si l’on compare l’état d’avancement et de conscientisation de différentes régions et pays, la France se distingue incontestablement par un niveau d’information et de sensibilisation plus élevé. À l’exception de l’Angleterre, où la conscientisation est comparable, la France est en avance au niveau mondial sur ce point. Une erreur serait de croire que les événements climatiques extrêmes incitent automatiquement à l’action pour réduire les émissions de CO2. L’exemple de l’ouragan Katrina montre que de telles catastrophes ne déclenchent pas nécessairement une action politique substantielle. Il serait donc erroné de compter sur les catastrophes pour susciter des mesures adéquates.

L’actualité nous démontre tous les jours une intensification des impacts du réchauffement climatique. Sécheresse, tempêtes, pénurie en eau, fonte des glaces, augmentation des prix, températures extrêmes. Malgré ces manifestations très concrètes et une acceptation du constat d’un dérèglement climatique inéluctable, on sent monter au sein des opinions publiques une vague de « climato-relativisme », qui tendrait à sous-évaluer l’impact de la responsabilité individuelle face à l’immensité des changements nécessaires. De toute évidence le narratif à l’œuvre depuis des années n’arrive pas à convaincre largement autour d’une écologie des solutions plus que de la contrainte. Quelle voie trouver pour mieux associer les citoyens à l’effort collectif sans rentrer dans la contrainte permanente et la paralysie collective qui nous menace par peur des réactions parfois violentes au sein de nos sociétés, comme on a pu le voir au moment des Gilets jaunes en France par exemple ?

Je partage entièrement ce constat et je redoute cette montée d’un sentiment défaitiste qui relativise l’importance de nos actions ou les considère comme vaines. Ce défaitisme produit le même effet que le scepticisme, à savoir l’immobilisme. Il est crucial d’identifier les causes de ce sentiment et de trouver des moyens de le combattre. Souvent, nous percevons le changement climatique comme un problème binaire, alors qu’il est graduel. Chaque fraction de degré de hausse de température fait une différence significative, tout comme chaque action compte. Nous avons également tendance à annoncer uniquement de mauvaises nouvelles sur le climat, ce qui rend le sujet déprimant et décourageant.

« Si l’on veut enclencher une transition de plus grande ampleur, il faut avant tout parler à nos intérêts et mettre en avant les bénéfices de l’action »

François Gemenne

Il est important de ne pas ignorer la gravité du problème, mais aussi de reconnaître nos avancées et progrès. Montrer les effets positifs de nos actions peut motiver les gens à continuer leurs efforts. L’action climatique est largement vue comme une contrainte qu’on devrait s’imposer, on en parle toujours en insistant sur les risques qui sont liés à l’inaction. On espère déclencher l’action en agitant la peur de la catastrophe, alors que ce qui nous motive véritablement à agir, ce sont nos intérêts. Je pense que si l’on veut enclencher une transition de plus grande ampleur, plus ambitieuse, il faut avant tout parler à nos intérêts et mettre en avant les bénéfices de l’action.

Vous vous êtes spécialisés dans les questions de migrations environnementales et climatiques et dans les politiques d’adaptation au réchauffement climatique. Tous les experts s’accordent aujourd’hui pour dire que la pression migratoire va s’accentuer dans les années à venir avec des territoires qui deviendront progressivement inhabitables, on pense notamment à des régions d’Afrique autour de la bande sahélienne et dans le Golfe de Guinée mais aussi dans le sud-est asiatique et en Europe du sud en raison de la montée des eaux. Alors que les populistes sont déjà au pouvoir dans certains pays d’Europe et que le « Sud global » s’affirme, quel narratif installer pour concilier à la fois l’urgence d’une action publique efficace en la matière sans tomber dans la paranoïa d’une vague de réfugiés climatiques ? Avez-vous pensé à des mesures « mondiales » qui permettent de changer – vraiment- la donne ?

Nous n’avons ni le droit ni la légitimité d’imposer aux pays du Sud la manière dont ils devraient se développer ou leur demander de renoncer à leurs ressources fossiles. Le défi est de trouver une solution d’action collective équitable à travers des négociations internationales. Concernant les migrations, une erreur courante est de les envisager comme un phénomène futur, alors qu’elles sont déjà une réalité actuelle. En 2023, 27 millions de déplacements ont été liés à des catastrophes climatiques. Ces migrations sont majoritairement internes ou régionales, et les migrations internationales restent l’exception davantage que la règle. Il existe déjà des programmes efficaces, comme ceux gérés par la Platform on Disaster Displacement, qui est chargée de gérer ces déplacements, de mettre en place des programmes, visant notamment à organiser des migrations pendulaires ou saisonnières, qui permettent aux populations touchées par une catastrophe ou un impact du changement climatique de migrer pendant quelque temps dans une autre région. Ce programme leur offre ainsi des opportunités de travail et de revenu alternatif. Donc en réalité, ce type de programmes est déjà mis en œuvre mais nous avons tendance à ne pas les voir car nous sommes toujours à imaginer qu’il s’agit d’un risque futur à éviter à tout prix, alors que cette réalité est déjà présente et demande dès à présent des réponses politiques.

Avez-vous déjà des idées sur comment rééquilibrer la donne au niveau mondial ?

François Gemenne

Pour rééquilibrer les choses au niveau mondial, le financement de la transition dans les pays du Sud est crucial. Aujourd’hui, nous avons des niveaux de financement en augmentation croissante, quasiment suffisant pour financer les projets de décarbonation et de transition énergétique dans les pays industrialisés. Cependant, ces investissements font pour le moment défaut dans les pays du Sud, où la transition énergétique ne parvient pas encore à donner son plein potentiel. Les investissements dans cette partie du monde sont souvent considérés comme trop risqués à cause de l’instabilité politique et économique. Il est donc nécessaire que les pouvoirs publics, les agences et les banques de développement prennent le risque initial pour encourager les investisseurs privés. Cette mesure prioritaire sera discutée lors de la COP 29 à Bakou en novembre prochain.

La transition énergétique amorcée va connaître une accélération certaine avec des besoins exponentiels en métaux rares. Or, à l’exception de la Chine, les pays qui ont le plus de besoins en la matière sont pour la plupart ceux qui ont le moins de ressources dans leur sol. A l’heure où le multilatéralisme hérité de la seconde guerre mondiale est remis en cause par les acteurs du « Sud global », comment voyez-vous ces nouvelles interdépendances ? Quelle stratégie préconisez-vous pour que l’Europe ne sorte pas durablement de l’Histoire ? Comment cette lutte pour les ressources peut-elle dessiner les nouveaux rapports de force de la fin du siècle ?

©Amr Alfiky, Reuters

Le défi réside dans la justice de la transition et l’équité dans l’utilisation des ressources. Les pays du Sud, qui possèdent ces ressources que nous utilisons pour notre transition, en auront également besoin pour leur propre transition. Un élément essentiel pour rétablir une certaine forme de justice climatique, c’est la compensation des pertes et des dommages, sujet acté lors de la COP28 à Dubaï. L’autre élément, c’est la question du financement de la transition dans les pays du Sud. Plutôt que d’imposer un modèle européen à ces pays, il faut leur montrer que la transition peut être dans leur intérêt. Et pour ça, tout est question d’investissement.

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