
Analyses
Publié le : 22/05/2025
Lorsqu’un État évoque sa politique étrangère dans le débat national, il se révèle
Baptiste Roger-Lacan, docteur en histoire contemporaine à l’Institut d’histoire moderne et contemporaine, décrypte en exclusivité pour la Newsroom les ressorts et les limites du pouvoir de nos démocraties, notamment en France et aux États-Unis, et nous apporte un éclairage décisif sur le tournant de l’Histoire.
Dans votre ouvrage « Le roi. Une autre histoire de la droite », vous explorez la persistance de la figure royale dans l’imaginaire politique français. Comment la persistance du mythe monarchique influence-t-elle ou pas les positions géopolitiques de la France contemporaine ? Peut-on établir un continuum entre la diplomatie de François 1er et celle d’Emmanuel Macron ?
Depuis le début de son premier mandat, Emmanuel Macron a voulu mettre en scène une sorte de continuité avec le règne de François 1er en investissant – bien qu’il ne soit pas le premier Président français à le faire – la francophonie. S’inscrivant dans cet héritage, il a notamment créé la Cité internationale de la langue française, à Villers-Cotterêts. La persistance de l’héritage monarchique s’est soigneusement construite sous la IIIe République : elle faisait partie des critiques que les droites et extrêmes droites ont souvent formulées contre la république parlementaire, sous la IIIe République. À partir de la défaite de 1940 s’est imposée l’idée que le parlementarisme ne correspondait pas à la culture politique française. On a alors largement considéré que le régime parlementaire était responsable de la défaite, et cette idée s’est encore renforcée sous la IVe République. La monarchie apparaissait, a contrario, comme un régime dont la forme convenait au peuple français, répondant à un besoin de monarchie : par son incarnation, par la concentration des pouvoirs qu’elle permettait, par l’exercice de compétences retenues par l’exécutif, la monarchie permettait de compenser les fragilités et les défauts du parlementarisme, souvent accusé d’être un régime incapable ou empêché.
Tout ce récit a nourri le projet fondateur de la Ve République. Contrairement à une légende persistante, Charles de Gaulle n’était ni maurassien ni même un lecteur assidu de l’Action française. Il était un homme de droite, dont la première moitié de la vie a eu lieu sous la IIIe République, dans un milieu aristocratique, marqué par cet imaginaire contre-révolutionnaire. De Gaulle avait une très haute idée de ce que la monarchie représentait comme institution bâtisseuse pour la Nation française. Née d’une crise massive, de l’effondrement de l’empire colonial et d’un coup d’État, la Ve République est une synthèse bizarre : elle est, en théorie, une république parlementaire qui, dans la pratique, n’a cessé de se présidentialiser depuis 1958. D’une part, ce régime se caractérise aujourd’hui par un déséquilibre croissant des pouvoirs. D’autre part, le régime repose sur une interprétation de la constitution qui, de plus en plus, a consacré un domaine réservé à son Président, en particulier dans le champ des affaires internationales. De facto, le président de la République française jouit de compétences en matière diplomatique qui sont, à l’exception peut-être de celles du président des États-Unis, inégalées dans le monde occidental. Cette concentration des pouvoirs soulève des difficultés, notamment dans les interactions avec nos partenaires européens. Emmanuel Macron est régulièrement coutumier du fait de changer l’ordre du jour en pleine réunion du Conseil, alors même que la définition de l’ordre du jour relève d’un processus complexe de négociations en amont et d’un travail collectif mené par les conseillers. Ce type de pratique traduit une inculture parlementaire totale. En effet, les vingt-six partenaires participent aux conseils munis d’un mandat voté par leurs parlements respectifs : en s’affranchissant des points de discussion établis et des lignes de négociation convenues, le président de la République française contribue à rendre notre position illisible, voire irritante, auprès d’une partie de nos alliés.

Le président français Emmanuel Macron lors d’une conférence de presse dans le cadre d’une réunion du Conseil européen au siège de l’Union européenne à Bruxelles, le 1er février 2024. AFP
Le langage a un effet performatif : à force de marteler l’idée que la Ve République est la synthèse la plus aboutie entre l’Ancien régime et le nouveau régime, permettant enfin de stabiliser un pays qui a connu de nombreuses révolutions, nos dirigeants ont fini par embrasser cette vision à laquelle De Gaulle, Pompidou, Giscard d’Estaing et Mitterrand ont contribué. Emmanuel Macron s’inscrit pleinement dans cette dynamique, soutenue par une culture historique hémiplégique propre aux élites françaises. Aux travaux de recherche en histoire, ces dernières préfèrent un récit historique forgé sous la IIIe République par l’École historique. Gravitant autour de l’Action française, ce courant se concentre sur les élites politiques et administratives et leur rapport à l’État, avec une certaine fascination pour des figures telles que François 1er, Louis XIV, Richelieu ou Napoléon, et une vision de l’histoire qui, in fine, imprègne notre diplomatie.
Le domaine réservé est une interprétation qui émerge réellement en France en 1986 (elle aurait été inventée en 1959 par Jacques Chaban-Delmas). Jusqu’alors, le Président et sa majorité sont alignés : le chef de l’État exerce effectivement la conduite des affaires internationales, la question du domaine réservé ne se pose pas. En 1986, la cohabitation soulève la question de ce qu’il reste au Président lorsqu’il perd sa majorité parlementaire. Il a alors été admis que la défense et la diplomatie appartiendraient à son domaine réservé. Si son statut de chef des armées justifie l’attribution du champ de la défense, rien n’indiquait en revanche qu’il doive conserver des prérogatives en matière diplomatique. Entre 1997 et 2002, la cohabitation entre Jacques Chirac et Lionel Jospin s’est mal passée pour ces raisons-là : tous les deux se rendaient aux Conseils européens, semant la confusion chez nos partenaires qui ne comprenaient pas la position officielle de la France.
Par ailleurs, les Français ne sont pas spécifiquement attachés à cette figure incarnée de la politique étrangère. Lorsque l’on se réfère aux sondages, les affaires étrangères sont très éloignées des préoccupations quotidiennes des Français. Cette distance s’explique aussi par une inculture diplomatique et internationale massive en France, que l’on peut attribuer à l’héritage des puissances impériales et post-impériales. Les « petits pays » s’intéressent au reste du monde alors que les « grands pays », qui s’imaginent qu’ils sont encore de grands pays, cultivent un certain repli. Cette inculture s’accompagne du faible niveau de maîtrise des langues étrangères, mis en évidence chaque année dans les classements PISA.
De plus, les mandats d’Emmanuel Macron a montré que la Ve République, par l’hystérisation de l’élection présidentielle et la diminution de l’importance des autres élections, a abouti à une situation dans laquelle, tous les cinq ans, ce n’est pas seulement la position du chef de l’État qui est remise en question. À chaque élection présidentielle, des candidatures majeures émergent, mettent en question le fonctionnement du régime et proposent une refonte via un renforcement ou un affaiblissement de l’exécutif. S’attaquer au Président sortant, c’est inévitablement s’attaquer à la fonction. Le mandat d’Emmanuel Macron a montré qu’il existait une insatisfaction profonde à l’égard du régime. La crise des Gilets Jaunes a été insuffisamment prise au sérieux par les élites françaises. Même s’il n’y a pas eu de traduction politique du mouvement des Gilets Jaunes dans les urnes, dont la colère n’a été captée par aucun parti, elle est symptomatique d’un malaise face à une confiscation croissante du pouvoir. Ce dernier est accaparé par des élites qui ne cessent de se réduire, qui se trouvent essentiellement à Paris et qui exercent de manière très centralisée.

Saint-Denis, France, le 10 avril 2022. Un homme vote lors du premier tour de l’élection présidentielle dans le bureau numéro 2 de la mairie de Saint-Denis. JULIEN MUGUET POUR « LE MONDE »
Lorsque l’on compare aux Etats-Unis et la pratique présidentielle du pouvoir par Donald Trump, peut-on vraiment dire que le Président français est celui qui dispose de la plus grande marge de manœuvre ?
Aux États-Unis, la stratégie mise en place par Donald Trump à son retour est la saturation des institutions américaines, afin de les court-circuiter et réussir à avancer ses lignes le plus possible, avant que les tribunaux ne repoussent une partie de ses dispositions. Or, un État de droit ne tient que parce que toutes les branches du pouvoir respectent le contrat qui les unit. Lorsqu’un juge prend une décision, l’exécutif s’y soumet : cela n’a pas été le cas pour l’affaire de l’expulsion de deux-cents membres présumés d’un gang vénézuélien par le Président américain.
En France, s’il arrivait au pouvoir en 2027, le Rassemblement national n’aurait pas cette stratégie de saturation à mettre en place. Entre 1958 et 1974, un premier mouvement a conduit à un renforcement considérable des pouvoirs présidentiels. Cependant, des réformes ultérieures, notamment l’instauration du quinquennat et la réforme constitutionnelle de 2008, ont marqué une tendance inverse : un renforcement constant de l’exécutif, accompagné d’un affaiblissement du pouvoir parlementaire, en particulier de l’Assemblée nationale. Les effets sont aujourd’hui préoccupants : les députés peinent à assumer pleinement leur rôle législatif.
Le Conseil d’État alerte chaque année sur la mauvaise qualité rédactionnelle de nombreuses propositions de loi. La maîtrise des règles fondamentales de la légistique, pourtant constitutive du travail parlementaire, tend à se perdre. De plus, un ensemble de dispositions d’urgence ont été constitutionnalisées ou intégrées par le biais de lois organiques. L’état d’urgence puis l’état d’urgence sanitaire sont devenus la norme. Pour l’instant, notre système ne tient que grâce à la posture d’un Président détenant une position relativement consensuelle, qui respecte une forme d’habitus républicain et se sent lui-même obligé par les contre-pouvoirs. Cependant, l’élection d’un Président ou d’une Présidente issu(e) du Rassemblement national, appuyé(e) par une majorité d’extrême droite, pourrait transgresser cet équilibre fragile. Contrairement aux États-Unis, la France ne dispose pas d’une Cour de justice dotée de pouvoirs qui permettraient de s’opposer à certaines mesures. De plus, le Conseil constitutionnel n’est pas compétent sur toutes les questions législatives.

Captation TV du débat pour le second tour de la présidentielle 2022 entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron, le 20 avril 2022. JEAN-CLAUDE COUTAUSSE POUR « LE MONDE
Par ailleurs, en France, le système électoral à deux tours empêche pour l’instant l’extrême droite d’accéder au pouvoir. Cette dernière ne parvient pas à dépasser la barre des 42% des suffrages exprimés. Une majorité – qui diminue – des Français ne veut pas du Rassemblement national au pouvoir. Si ce plafond de verre venait à céder, la France pourrait se retrouver dans une situation similaire à celle que connaît la Hongrie sous Viktor Orban. En France, l’Etat de droit est déjà affaibli, mais il ne subsiste que parce que nos dirigeants continuent de faire semblant d’y croire.
Depuis le retour de Donald Trump au pouvoir, il se positionne comme le sauveur des États-Unis, il se dit miraculé après avoir été effleuré par une balle, il adopte donc une rhétorique messianique… Dans quelle mesure Trump joue-t-il de ce positionnement pour renforcer sa position ?
Le premier mandat du Président Donald Trump était caractérisé par une rupture de ton dans l’histoire du parti républicain. Sur les quarante dernières années, le parti avait largement investi son rôle de défenseur des États-Unis en tant que nation chrétienne et avait défendu l’alignement avec la frange fondamentaliste du protestantisme américain.
En 2016, lors de sa campagne présidentielle, Donald Trump a revendiqué son désintérêt total pour les questions religieuses. Il avait notamment célébré le fait de pouvoir s’affranchir des normes morales, et avait prétendu que cet affranchissement n’empêchait pas les gens de voter pour lui. Avant qu’il ne commence vaguement à fréquenter l’office en 2016, il est le Président américain qui a eu la vie spirituelle la plus inexistante. En réalité, Donald Trump incarne l’évolution contemporaine des États-Unis qui, au cours des vingt dernières années, ont commencé à s’aligner sur les autres pays occidentaux en termes de diminution de la pratique religieuse.
L’évolution du deuxième mandat de Donald Trump est en partie liée à l’attentat qui l’a visé. Il a compris – ou a été conseillé à ce sujet – qu’il s’agissait d’un évènement qui pouvait être instrumentalisé pour augmenter son charisme politique. Par ailleurs, son retour marque une recomposition du trumpisme autour du projet porté par Heritage 2025, qui donne une colonne vertébrale plus nette au projet de Trump 2025. Très erratique, la transition idéologique entre ses deux mandats n’est pas facile à définir. Pour son second mandat, Donald Trump a opéré un virage idéologique traditionnaliste, dans lequel il méprise les institutions démocratiques, le consensus et le compromis, principes fondateurs de la démocratie libérale.
Le projet politique de Donald Trump connait une bascule, apparaissant avec davantage de précision. Inédit depuis la fin du XIXe siècle aux États-Unis, ce projet d’affirmation nationaliste est caractérisé par un virage néo-mercantiliste absurde. Deux options permettent d’expliquer la mise en place des droits de douane. La première repose sur une erreur d’appréciation : les politiques n’auraient pas anticipé que les États-Unis, dont près de 55% de la consommation intérieure dépend des importations, subiraient eux-mêmes les conséquences de ces mesures. La deuxième hypothèse s’inscrit dans une logique plus stratégique : à la différence du premier mandat de Trump, marqué par une approche de court terme et une communication permanente visant à maintenir – par une logique de performativité rhétorique – une tension médiatique favorable à sa réélection, ce second mandat semble obéir à une vision de long terme.

Donald Trump et le secrétaire à la Défense Pete Hegseth lors de la présentation du projet du Dôme d’or, mardi 20 mai 2025 à la Maison-Blanche. | KEVIN LAMARQUE / REUTERS
Dans cette optique, les droits de douane deviennent un levier pour contraindre certains acteurs économiques mondiaux à relocaliser leur production sur le sol américain. Grâce à ces relocalisations, les États-Unis pourraient sortir du système commercial dont ils étaient l’épicentre et le garant depuis 1945, et imposer un isolement. Nationaliste assumé, Trump engage un processus de construction nationale fondé sur des logiques d’extension territoriale, sans pour autant poursuivre un projet global ou impérial. Une fois que le territoire américain aura atteint la taille critique définie par Trump – incluant le Groenland pour ses ressources naturelles et ses terres rares, le Panama pour maitriser une voie maritime du commerce mondiale les États-Unis pourraient se réfugier derrière leurs frontières. Le pays serait alors autosuffisant. Ce virage inédit pourrait être qualifié d’intégrisme – ou jusqu’au-boutisme – nationaliste.
Trump s’est lancé à la poursuite de la vérité, menant une contre-révolution alors que l’extrême droite séduit de plus en plus dans le monde. Assistons-nous à l’émergence d’une internationale réactionnaire qui remet en question la démocratie libérale et le débat clairvoyant ? Comment naviguer à l’ère de la post-vérité ?
Très visible, l’internationale réactionnaire – ou néonationaliste – est extrêmement difficile à combattre. Dans le passé, comme d’autres occurrences d’internationales contre-révolutionnaires, nationalistes ou fascistes, elle s’est organisée autour du rejet de l’étranger. Le rejet de l’immigration est en fait une recomposition du tropisme xénophobe exclusiviste, qui a toujours existé en tant que trait distinctif de la pensée d’extrême droite malgré les évolutions dans le temps. Cette internationale se recompose également autour de la définition d’un adversaire idéologique universel qui menacerait les particularismes, dont les partis d’extrême droite entendent se faire les défenseurs. Après la dénonciation du jacobinisme, du libéralisme, du socialisme et du communisme, le « wokisme » est le nouvel habit d’une vieille idée. La désignation d’un adversaire idéologique permet à la fois de donner un sens à leur lutte, mais est aussi un outil programmatique très utile pour renforcer les effets de porosité avec les forces de droite. Ces dernières s’inscrivent dans le jeu parlementaire, en jouant sur la peur que suscite la nébuleuse wokiste. Aux États-Unis, le concept a suscité une réaction qui a permis de remobiliser le parti républicain, auprès des classes populaires. En Europe, il a permis de renforcer les effets de porosité avec les droites traditionnelles. De la même manière, l’anticommunisme, des années 1920 jusqu’à la fin des années 1930 a joué un rôle essentiel dans le déportement de grands partis de droite vers l’extrême droite. Aujourd’hui, l’antiwokisme joue un rôle similaire dans la consolidation d’un soutien transversal, qui s’étend des notables conservateurs aux classes populaires, animées par une forme d’antiélitisme qui vient se cristalliser sur la dénonciation du wokisme. En ce sens, l’antiwokisme a une véritable efficacité.
Du côté français, on entend parler de « dictature des juges ». Des théories du complot circulent, notamment dans la nébuleuse Gilets Jaunes. Cette dernière n’est pas vraiment prise en considération car elle recoupe en grande partie le bloc abstentionniste. Dès lors, il s’agit d’un segment électoral que les partis investissent peu, en raison de la difficulté à ramener les abstentionnistes au vote. Dans le même temps, Internet, développé pour favoriser les échanges de connaissances entre chercheurs, a permis une formidable opération de désintermédiation, qui vient percuter frontalement le modèle culturel et informationnel qui structurait jusque-là les démocraties libérales. Ces dernières garantissent la liberté et l’égalité de tous les citoyens devant la loi. Elles sont aussi fondées sur l’idée que l’on substitue aux hiérarchies traditionnelles, fondées sur la naissance ou la force, des hiérarchies qui seraient justifiées par des critères ancrés dans une forme de rationalité. Jusque dans les années 90, a prévalu l’idée que la parole d’un professeur des universités dans un champ donné pesait plus que la parole d’un individu lambda. De la même manière, un journaliste du Monde avait plus de poids qu’un journaliste de France Dimanche – journal spécialisé dans l’actualité des célébrités. Autrement dit, les hiérarchies construisaient l’information, qui participait de l’information des citoyens et donc de la structuration du débat public.

Magistrat en robe rouge à la Cour d’appel de Nancy, 15/01/2024 ©Maxppp – PHOTOPQR/L’EST REPUBLICAIN/MAXPPP
Depuis les années 2000, on a vu émerger de nouvelles plateformes qui ont déstructuré ce système de construction et de diffusion de l’information et de la parole. Elles ont contribué à fabriquer des chambres d’écho et, poussées à son extrême, à alimenter la logique relativiste. Cette dernière existe dans toute démocratie. L’une des réussites de la démocratie libérale consistait à faire coexister des individus d’opinions, de religions, de cultures différentes en évitant le recours à la force. Or, la démocratie libérale s’accompagne nécessairement d’une dose de relativisme : pour coexister avec des gens avec lesquels on n’est pas en accord, il faut pouvoir dire « chacun a droit à son opinion ». Avec la montée en puissance des réseaux sociaux, le relativisme est devenu un principe fondamental. Toutes les paroles, tous les mots se valent. Cela conduit à une déconnexion croissante entre le signifiant et le signifié. En dernier lieu, la privatisation complète de l’écosystème médiatique permet aux propriétaires de réseaux sociaux de hiérarchiser l’information par des algorithmes. Sur Twitter, Elon Musk ne censure pas les gens qui ne sont pas d’accord avec lui, mais les rend invisibles. Alors que les libéraux classiques estiment qu’une intervention ponctuelle est parfois nécessaire pour garantir des règles du jeu équitables, les libertariens comme Musk défendent l’idée que l’individu est le seul acteur légitime et que tout peut être réduit à une transaction – tout est à vendre.
Votre article « L’envers de la République. Histoire et historiens à l’Académie française (1870-1940) » examine le rôle des historiens dans la politique. Comment le récit national peut influencer, dans le temps, la politique étrangère d’une nation ?
Sous la IIIe République, souvent désignée comme la période de référence pour parler de roman national, le ministère de l’Instruction publique promeut un récit élaboré par des universitaires républicains. Loin d’être univoque, ce récit fait l’objet de nombreuses recompositions entre 1880 et 1940. Sous la IIIe République, il est concurrencé par le récit porté par l’église catholique, qui présente une autre vision de l’histoire de France. Cette vision consiste à enjamber la période de la Révolution française et à retourner aux sources du Moyen-Âge. Un autre récit, porté par une partie de la droite et l’extrême droite, met en avant l’Ancien régime et l’État monarchique entre le XIIe et le XIIIe siècle. Tous ces récits coexistent et parfois s’affrontent. La politique étrangère est certes fondée sur des discours, mais est plus largement définie par une pratique de la diplomatie. Cette dernière est un exercice toujours pragmatique : réunir des personnes aux opinions divergentes pour tenter de dégager des points de consensus. Bien qu’on puisse mettre cet exercice et les résultats obtenus en récit, ces récits font l’objet d’accommodation.

Le général de Gaulle au balcon de l’hôtel de ville de Montréal, 24 juillet 1967. Ville de Montréal. Archives de la Ville de Montréal, VM94-Ed037-18.
Le récit gaulliste, par exemple, a toujours mis en avant l’indépendance et l’autonomie de la France au sein du monde démocratique. La réalité est telle que, dans les années 1960, l’intégration européenne s’accélère et marque un renforcement des partenariats de la France avec ses alliés. En se focalisant sur la déclaration de De Gaulle à Québec et son retrait du commandement intégré de l’OTAN, on risque de surestimer l’autonomie réelle de la France à cette époque. Ces récits reflètent davantage les dynamiques de la politique intérieure française que la réalité de sa diplomatie. Souvent, lorsqu’un État évoque sa politique étrangère dans le débat national, il parle surtout de lui-même. Ce type de discours est souvent éloigné du travail concret des diplomates.
Qu’en est-il d’un récit national à l’échelle européenne ?
L’Europe a sa singularité, reposant en partie sur le fait de ne pas être un État-nation. La Suisse pourrait être un modèle intéressant pour l’Union européenne : si l’UE survit aux dix prochaines années, on peut souhaiter une organisation comparable à la confédération helvétique. Reposant sur un principe de subsidiarité à plusieurs échelles, les singularités locales sont maintenues. La Suisse étant un pays neutre, le sujet diplomatique est simplifié : les prises de position diplomatiques suisses sont maigres. Toutefois, les cantons comme Bâle ou Genève ne prennent pas la parole de manière indépendante sur les questions diplomatiques, celles-ci relevant de la compétence de la Confédération. Dans un contexte où l’Union européenne cherche à parler d’une seule voix sur la scène internationale, il est pertinent de s’interroger sur le statut de la diplomatie comme compétence de l’UE. Dès lors, la fierté suisse ne repose pas sur des récits et des mythes mais sur le fonctionnement étrange du pays et ses principes – le modèle démocratique, la votation. À l’échelle des cantons, on observe toutefois des récits propres et certaines tensions au sein des fédérations.

Dans le quartier des sièges des institutions de l’Union européenne à Bruxelles. JOHN THYS / AFP
Si les Français ne veulent pas manquer une nouvelle occasion de se rapprocher de l’Europe – alors que les Européens se tournent de plus en plus vers la France, un pays qui détient l’arme nucléaire et prône depuis dix ans l’autonomie stratégique – il est crucial de ne plus croire que l’Union européenne sera un État-nation à l’image de la France. L’Europe ne se fera qu’en architecturant des compromis avec ceux qui souhaitent avancer. Dans les quinze prochaines années l’Union européenne va subir de grandes transformations : il est probable que nous ne soyons plus vingt-sept et avec un système à plusieurs vitesses. La forme de l’UE doit évoluer, peut-être vers un modèle plus souple et adaptable, à l’instar de la confédération helvétique ou, pourquoi pas, du Saint-Empire. En d’autres termes, des structures plus flexibles et décentralisées. Malgré son caractère unique, sans précédent historique, l’UE a la capacité de se réinventer. Elle incarne un récit construit sur le rejet de la guerre et la recherche de compromis par la négociation, une approche que, je pense, la Chine partage. Le modèle européen a sa pertinence et sa valeur. Néanmoins, au cours des quatre dernières années, l’UE a manqué son rendez-vous avec les pays du Sud. La situation à Gaza, notamment ces deux dernières années, a largement brouillé le message européen, accusé de double standard par rapport à son attitude jugée plus volontariste vis-à-vis de l’Ukraine. Enfin et surtout, les Européens doivent impérativement se défaire de la mentalité qui les décrit comme faibles, une vision imposée par les discours américains et chinois qui redoutent l’émergence d’un vrai pôle de puissance en Europe.