
Analyses
Publié le : 30/09/2025
La guerre mondiale aura-t-elle lieu ?
Frédéric Encel est essayiste, géopolitologue et maître conférence à Sciences-Po Paris. Auteur de plusieurs ouvrages, dont le dernier en date, « La guerre mondiale n’aura pas lieu » ; il orchestre également depuis dix ans les Rencontres géopolitiques de Trouville-sur-Mer, qui avaient cette année pour thématique « L’Afrique et la France ».
Cet entretien a été réalisé à l’oral puis retranscrit.
Le Maroc était l’invité d’honneur de la 10e édition des Rencontres géopolitiques de Trouville-sur-Mer. L’Afrique attire de plus en plus l’attention des décideurs du monde entier : selon vous, quel rôle jouera-t-elle ou doit-elle jouer dans les grands équilibres mondiaux de demain ?
L’Afrique n’attire pas mécaniquement les décideurs du monde entier. Si c’était vraiment le cas, elle ne serait plus cantonnée à 3 % du commerce mondial. Le présupposé selon lequel l’Afrique « décolle nécessairement » est une vue de l’esprit. Malheureusement, ce n’est qu’une représentation, un espoir, un présupposé.
S’il existe aujourd’hui un intérêt particulier pour le continent africain, il concerne surtout, hélas, des puissances dites impériales, sinon impérialistes. La Russie, la Chine, la Turquie et quelques autres États qui voient dans l’Afrique – et dans certaines de ses ressources naturelles commercialisables – un instrument de pouvoir ou de montée en puissance. Ils n’y voient certainement pas un intérêt au sens « gagnant-gagnant », où l’Afrique tirerait aussi profit de la relation. La Chine, par exemple, ne cherche pas seulement des terres rares, mais également des espaces notamment agricoles, qui permettent à Pékin de tenir la dragée haute en matière d’import-export de matières stratégiques face à l’Occident et à d’autres États. En quoi l’Afrique y serait-elle gagnante ? En quoi les Africains le seraient-ils ? En retour, elle propose aux élites locales des infrastructures spectaculaires – palais, aéroport, maison du peuple, stades de foot -. Que la population y consente ou non importe peu, il s’agit généralement de régimes autocratiques où la corruption est possible à tous les échelons. De son côté, la Russie voit d’abord dans le continent africain une stratégie de contournement pour affaiblir la France au Sahel. Ses forces comme Wagner ou l’Africa Corps ne sont pas financées par Moscou mais se rémunèrent par le pillage local. Cela peut lui rapporter quelques soutiens diplomatiques de pays africains, mais ce n’est pas un succès décisif, et surtout cela n’apporte rien aux Africains.
Certaines multinationales manifestent un intérêt croissant : elles expliquent l’augmentation d’environ un quart des échanges de l’Afrique avec le reste du monde depuis quinze ans. Cependant, leur logique reste économique, tournée vers la rente et une main d’œuvre abondante et bon marché. Dès lors, les entreprises permettent à un certain nombre de jeunes africains de rejoindre ce que l’on peut qualifier de « classe moyenne » et d’augmenter leur pouvoir d’achat, mais le mouvement reste limité.
Nous l’avons évoqué lors des Rencontres géopolitiques de Trouville : il n’y a pas une Afrique, il y a des Afriques. Des pays comme le Maroc, le Rwanda, le Kenya, la Tanzanie ou l’Éthiopie sont des États qui présentent, pour la plupart, des caractéristiques économiques traduisant effectivement et objectivement une montée en force. Le Maroc, notamment, bénéficie d’une stabilité institutionnelle extrêmement précieuse. Il faut cependant rappeler qu’il s’agit de quelques exceptions sur 54 États. L’Afrique du Sud, par exemple, est en régression économique – le pays représentait un quart du PIB de l’ensemble du continent africain il y a 25 ans contre 15% aujourd’hui -. De son côté, le Nigéria demeure un géant excessivement fragile.
Deux facteurs expliquent les difficultés structurelles de l’Afrique à décoller. D’une part, la survalorisation de la rente au détriment de la valorisation du savoir : la recherche et l’innovation sont pour l’instant extraordinairement anémiques et parfois inexistantes dans la plupart des zones de ce continent. D’autre part, l’absence ou la faiblesse de l’intérêt collectif porté par les régimes en place : souvent autoritaires, ils concentrent les richesses au profit de clans ou de groupes ethniques, alimentant la corruption.
Aujourd’hui, l’Afrique reste le théâtre de crises humanitaires parmi les plus cataclysmiques au monde. D’une part, au Soudan, où le Darfour fut qualifié d’ « enfer sur terre » par Kofi Annan, ancien secrétaire général des Nations Unies. Depuis l’indépendance du Soudan en 1956, on parle de plusieurs millions de morts violentes. D’autre part, à l’est du Congo, on comptabilise entre 7 à 9 millions de morts depuis le génocide des Tutsis rwandais de 1994 dans le Rwanda voisin. A ces deux situations, s’ajoutent une dizaine de guerres intestines ou de rivalités frontalières. Ainsi, malgré quelques réussites, l’Afrique demeure marquée par l’instabilité et la pauvreté.
Défilé militaire de grande ampleur, exercices dans le détroit de Taïwan, réunion des membres de l’Organisation de coopération de Shanghai… Ces gestes forts récents de la Chine nourrissent l’idée d’un basculement inéluctable à moyen ou long terme vers la guerre. La Chine pourrait-elle céder à un affrontement militaire ?

C’est sans doute la question géopolitique la plus cruciale aujourd’hui. Elle est considérée par les grandes chancelleries et le monde économique comme une question bien plus sérieuse et bien plus grave que celle de l’Ukraine ou même du Proche-Orient, sans même parler du Soudan du Sud et du Congo. A court terme, je ne crois pas que la Chine s’apprête à attaquer.
En géopolitique, il y a ce que l’on sait et ce que l’on ignore. Ce qu’on ne sait pas, c’est l’avenir. Contrairement à l’historien qui, lui, sait qui a gagné la bataille, le métier de géopolitologue consiste à articuler les meilleures réalités présentes et passées objectives, démographiques, économiques, stratégiques, militaires. Je les choisis pour ce qui m’apparaît comme étant leur pertinence, leur importance, leur caractère parfois même primordial. Je tente de les emboîter à la manière d’un puzzle pour essayer de construire des hypothèses plausibles.
Revenons premièrement sur l’hypothèse du temps long, chère à l’historien Fernand Braudel. Sur des siècles, voire des millénaires, et quelle que soit la nature de ces régimes successifs, la Chine ne fait pas prioritairement la guerre. Nous avons ici affaire à un État qui ne projette pas de violence militaire au-delà de ses propres frontières immédiates, contrairement à ce qu’ont fait les Occidentaux – Russes compris. Je ne dis pas que Xi Jinping ne peut pas rompre avec cette tradition, mais jusqu’ici, l’impérialisme chinois ne passe pas par la voie militaire.
Deuxièmement, la Chine accorde une place majeure à l’étude des rapports de force. Dès l’école, on enseigne Sun Tzu, le grand stratège du IVe siècle avant l’ère chrétienne. Cependant, la dernière expérience militaire menée par la Chine fut un échec. En 1979, la Chine a envoyé des troupes au Vietnam pour punir Hanoi d’avoir envahi le Cambodge, allié de Pékin : les soldats chinois ont été défaits. En effet, les Vietnamiens avaient déjà chassé les Français et les Américains. A l’époque, les rapports de force entre les armées et au regard de la géographie chinoise ont mal été étudiés. Dès 1975, Yves Lacoste affirme que « la géographie, ça sert d’abord à faire la guerre ». Aujourd’hui, le rapport de force militaire de l’armée chinoise face à la septième flotte américaine reste défavorable. De Singapour à la Corée du Sud en passant par les Philippines, le Japon, l’Australie, la quasi-totalité des archipels pacifique à l’exception sauf des Îles Salomon, tous les États de la région sont militairement alliés des États-Unis. De plus, pour conquérir Taïwan, l’armée chinoise doit traverser un bras de mer qui constitue un véritable fossé antichar pour Taïwan.
Troisièmement, ce bras de mer constitue la jugulaire commerciale et économique de la Chine : 96 % de l’import-export global chinois passe par voie maritime. Si Pékin décide de s’engager dans un conflit, les navires de commerce, notamment méthaniers et les super tankers en provenance du Golfe, ne pourraient plus circuler et approvisionner la Chine. Quant aux semi-conducteurs taïwanais, indispensables à l’économie chinoise, ils lui échapperaient : une guerre mettrait la Chine dans une grande difficulté économique. En ce sens, je ne vois pas très bien comment la Chine pourrait disposer d’un rapport de force militaire favorable dans toutes les hypothèses citées précédemment.
Enfin, la quatrième raison pour laquelle je ne crois pas à une aventure militaire chinoise à Taiwan est le deal profond – presque philosophique – que le Parti communiste chinois a passé avec sa population. Le Parti garantit la prospérité à la population chinoise et gère intégralement les affaires du pays, sans élections, c’est-à-dire sans réclamer ce que les Occidentaux « décadents » appellent la démocratie. C’est, en quelque sorte, la promesse formulée par Deng Xiaoping lorsque la Chine s’est ouverte dans les années 1980. Autrement dit, le pacte repose sur une paix intérieure et une paix extérieure.
L’armée chinoise envisagerait de reprendre le contrôle d’une île hostile, mais l’expérience du second confinement, au cours duquel la population s’est révoltée et a utilisé les réseaux sociaux pour témoigner, montre que Xi Jinping doit tenir compte des réactions internes avant tout, et qu’il éviterait tout acte militaire risquant de provoquer un chaos économique ou humain.
L’intrusion récente d’aéronefs et de drones russes dans les espaces aériens polonais et roumains puis l’organisation d’exercices militaires russes et biélorusses mi-septembre, ont poussé la Pologne et les pays baltes à renforcer leurs mesures de sécurité en fermant leurs frontières et en organisant des exercices militaires rivaux. Dès lors, comment pouvez-vous affirmer que la guerre n’aura pas lieu ?

Non seulement je pense que la guerre mondiale n’aura pas lieu, mais je pense même que la guerre régionale n’aura pas lieu.
Dans un premier temps, comme le disait le poète Verdi, “il n’y a pas d’amour, il y a des preuves d’amour”. En géopolitique, cela signifie qu’il n’y a pas de guerre, il n’y a que des preuves de guerre. Le terme même de “guerre” me semble beaucoup trop galvaudé : le sang coule à la guerre, les parents perdent leurs enfants… Les rivalités commerciales, diplomatiques, réelles ou prétendues, psychologiques, culturelles liées au soft power : tout cela n’est pas la guerre. La guerre est, pour moi, à entendre au sens conventionnel. La question se pose fondamentalement puisque qu’un drone survolant des frontières ne relève pas du soft power mais du militaire potentiel.
Concernant la Première et la Seconde Guerre mondiale, on pourrait revenir sur leur caractère “mondial” : la quasi-totalité des espaces maritimes, aériens et terrestres de la planète n’ont pas été touchés. On a appelé ces guerres “mondiales” par convention. Ainsi, pour qu’il y ait guerre mondiale, il faut des réalités très concrètes. La première, il faut ce que j’appelle le “syndrome de l’été 1914”, c’est un enchevêtrement d’au moins deux alliances militaires hostiles. En 2025, il n’y a pas de double alliance militaire. Aujourd’hui, l’OTAN est la seule alliance militaire multilatérale au monde, malgré le caractère parfois imprévisible et incohérent du président américain Donald Trump.
Regardez à quel point la guerre entre l’Ukraine et la Russie est restée localisée. Si elle avait été régionale, on aurait compté la Bulgarie, la Turquie, la Biélorussie ou encore l’Arménie. La Russie n’a pas d’alliance militaire. Lorsque Pékin est considéré comme un allié de Moscou, c’est statutairement faux : outre les composants chinois présents dans les armes, la Chine n’a envoyé aucun soldat n’a envoyé aucun matériel. S’il n’y a pas d’armes chinoises et pas de soldats chinois, ce n’est pas une alliance militaire : cela reste un conflit localisé.
Si l’Algérie n’attaque pas le Maroc, si le Rwanda n’attaque pas le Burundi, si la Thaïlande n’attaque pas le Cambodge – on pourrait additionner ces exemples de rivalité fortes ou de volontés d’en découdre sur la planète actuelle -, c’est parce qu’il n’y a pas de réseau d’alliances militaires pouvant conduire les pays à s’affronter. Les BRICS et l’Organisation de la coopération de Shanghai n’ont pas de dimension militaire.
Au-delà de l’absence d’alliances, la dissuasion joue un rôle central. Cette dissuasion “démocratisée” s’est éparpillée. Les États hésitent à agir militairement non seulement parce qu’ils risquent de ne pas atteindre leurs objectifs, mais surtout à cause des coûts humains, matériels, diplomatiques et militaires qui risqueraient de faire chuter ces États eux-mêmes. Autrement dit, ils risquent de s’auto-saborder. En ce sens, ces États sont poussés par une forme de pragmatisme ou de prudence par intérêt. Ainsi, nous observons très peu de conflits ouverts.
Pour en revenir aux drones survolant le territoire danois, je ne crois pas à une attaque militaire massive russe dans l’Europe otanienne. Poutine a de nombreux défauts : un impérialisme assumé, violence tous azimuts, mais pas celui d’être apocalyptique. Il s’est fourvoyé sur l’affaire ukrainienne, connaissant très mal la capacité de résistance et de résilience ukrainienne, méprisant les Européens et le président Biden. Il pensait que ce serait extrêmement facile comme ce fut facile d’attaquer la Géorgie, d’annexer la Crimée, et d’écraser les civils d’Alep sous les bombes. Aujourd’hui, en envoyant ses drones, il teste nos frontières. Cette question n’est pas celle de Poutine, mais celle de l’OTAN. Si l’alliance démontre concrètement sa capacité et sa détermination à ne pas se laisser faire, elle écarte mécaniquement le spectre de la guerre.
L’ambassadeur de Russie en France a récemment affirmé que si un membre de l’OTAN venait à attaquer un avion russe qui violerait son espace aérien, ce serait la guerre…
Ce ne sont que des mots : l’épée de Damoclès sémantique et rhétorique de Poutine s’exprime oralement, mais n’a jamais été suivie d’actes concrets. En trois ans et demi de guerre en Ukraine, Poutine a évoqué le risque d’apocalypse à trois reprises, en imputant la faute aux Occidentaux mais n’a jamais déclenché la pré-alerte nucléaire.
Ainsi, les propos de l’ambassadeur russe relèvent de l’expression d’une détermination forte, mais ne constituent pas une situation de mise en danger immédiate. En géopolitique, si l’OTAN maintient sa crédibilité et réagit sur le terrain et par la rhétorique, elle pousse l’autre à rester “faible”. Deux possibilités : Poutine riposte et montre sa force, ou il ne fait rien et montre sa faiblesse. Phénomène essentiellement psychologique, l’essentiel de la dissuasion réside dans la crédibilité.
La semaine dernière, Emmanuel Macron a annoncé la reconnaissance officielle de l’État de Palestine à l’occasion de l’Assemblée générale des Nations unies, geste qui se situe en rupture avec la traditionnelle position d’équilibre de la France au sujet du conflit israélo-palestinien. En réaction, Israël menace de fermer le consulat français de Jérusalem et d’annexer une partie de la cis-Jordanie. Est-ce un tournant stratégique pour Paris dans la région ? Peut-on encore croire à cette solution à deux états ? Si non, quelle sortie de crise envisagez-vous ?

Il ne s’agit pas, selon moi, d’une rupture brutale avec la position traditionnelle de la France. Depuis la résolution 242 du Conseil de sécurité, adoptée le 22 novembre 1967, le principe posé demeure le même : la paix doit être obtenue par Israël en échange de (ou des) territoires. Les subtilités de traduction entre les deux langues officielles onusiennes, le français et l’anglais, ont longtemps alimenté des débats juridiques – débats que les juristes ne cesseront sans doute jamais – mais l’idée essentielle reste inchangée.
Historiquement, la France a toujours été favorable à la solution des deux États, depuis le vote du plan de partage du 29 novembre 1947. Pourtant, et c’est une nuance importante, la France n’avait pas jusque-là reconnu officiellement l’État palestinien, malgré son assentiment politique. Cette hésitation n’était pas d’abord d’ordre politique, mais juridique : un État reconnu doit disposer de prérogatives concrètes – souveraineté territoriale, institutions judiciaires, forces armées, symboles nationaux – et la France, État de droit, se référait à ces critères. En pratique, cela n’a jamais empêché un soutien politique constant : le consulat français à Jérusalem a toujours fait office, en sourdine, de « crypto-ambassade ».
Pourquoi la décision d’Emmanuel Macron est-elle intervenue ? Il y a, me semble-t-il, deux explications complémentaires. La première est d’ordre humanitaire et moral. Emmanuel Macron a toujours affirmé son attachement à Israël : il ne peut être raisonnablement taxé « d’anti-Israël ». Il a cependant été frappé par le comportement du gouvernement israélien notamment sur le plan humanitaire, dont il juge l’action insuffisante pour prévenir la multiplication de crimes de guerre – malgré ses demandes à Benyamin Netanyahou. Par ailleurs, il n’a jamais toléré l’extrême droite – fascisante – de la coalition au pouvoir, qui annonce Urbi et Orbi cataclysme pour les palestiniens, annexions, crimes de masse… Sans que cela relève de la petite histoire, « après tout l’histoire est faite de petites et de grandes histoires » – le Président se rend en avril dernier à El-Arich, dans le Sinaï égyptien jouxtant la bande de Gaza, pour aller au chevet de blessés palestiniens. Ce déplacement l’a profondément marqué, de la même manière que lorsqu’il était allé au chevet de victimes israéliennes du massacre du 7 octobre. Ces drames humains l’ont en partie poussé à prendre la décision de reconnaître officiellement l’Etat de Palestine.
La deuxième explication est plus prosaïque et politique. Comme le disait le philosophe Hegel, « les États n’ont que des intérêts ». En tant que président de la République française en titre et en exercice et donc en tant que chef des armées, Emmanuel Macron doit faire progresser la France sur le plan diplomatique et éventuellement militaire. Sur le plan diplomatique, il a joué et a gagné. En revanche, en avril, lorsqu’il annonce qu’il va reconnaître l’État de Palestine, il est seul. Aujourd’hui, en ralliant des partenaires importants et en premier lieu le Royaume-Uni – deuxième siège permanent au Conseil de sécurité et 6e économie mondiale – la France revient dans le jeu proche-oriental, avec un discours objectivement très puissant. Ce positionnement a permis à la France de se faire accompagner par un pays très puissant, le Royaume-Uni, et par deux pays d’avenir, l’Australie et le Canada.
Sur le terrain, toutefois, cette reconnaissance ne changera pas immédiatement la donne. Pour autant, en tant que géopolitologue, je demeure convaincu qu’à terme la seule issue viable est la solution à deux États. Sur le terrain, que je connais bien, existent deux consciences nationales – palestinienne et israélienne – suffisamment structurées pour rendre légitime l’idée d’États distincts. Deux États supposent néanmoins une frontière : c’est un cadre qui, paradoxalement, peut apaiser des peuples qui ne souhaitent pas vivre ensemble, non pas par haine innée, mais parce qu’elles se réfèrent à des corpus de représentation, des narratifs historiques ou encore des pratiques religieuses et culturelles divergents. J’approuve la précision d’Emmanuel Macron lorsqu’il évoque un État palestinien démilitarisé : à mon sens, deux États pleinement militarisés ne seraient ni viables ni sûrs, compte tenu de la petite taille du territoire et du risque de surgissement de groupes extrémistes déterminés à détruire l’État d’Israël.
L’Égypte, premier pays arabe à signer la paix avec Israël en 1979, joue aujourd’hui un rôle de médiateur dans le conflit israélo-palestinien. Pour autant, et malgré des relations très étroites avec les USA et Israël, le pays se retrouve sous la menace d’une vague de dizaines de milliers de Palestiniens qui viendraient fuir les bombardements à Gaza. D’après vous, jusqu’à quand les intérêts égyptiens vont-ils s’accorder avec ceux de ses deux grands parrains ?

C’est une question à la fois géographiquement et diplomatiquement très centrale. Israël a été le premier à conclure une paix – celle de Camp David, en 1978-79 -. Cette paix n’a jamais été remise en cause, malgré la guerre du Liban de 1982, la première intifada de la fin des années 1980, la seconde intifada autour de 2000, les différentes guerres au Moyen-Orient, et malgré l’écrasement de Gaza : la paix entre l’Égypte et Israël, telle qu’établie alors, demeure. De ma réponse qui suit, tout découle.
Pourquoi cette stabilité ? D’abord parce que l’Égypte a un intérêt vital à la maintenir. Ce n’est pas tant une question de commerce – le volume et la valeur des échanges restent faibles, par choix du régime égyptien qui craint de provoquer son opinion publique et de susciter un nouveau printemps arabe -, que parce que les États-Unis versent chaque année à l’Égypte une aide civile et militaire d’un peu plus de deux milliards de dollars en contrepartie du respect des accords de Camp David. Ce soutien, sous forme d’achats conditionnés, n’est pas un chèque en blanc : il soutient l’économie égyptienne et confère à l’Égypte une protection stratégique face à d’éventuelles déstabilisations régionales (Libye, Soudan, Gaza, etc.). C’est pourquoi, indépendamment des sympathies populaires, l’Égypte a intérêt à conserver cet équilibre.
On observe d’ailleurs que, sur la question du respect de la frontière égypto-israélienne, les présidences américaines successives – Biden comme Trump – ont tenu une ligne ferme : elles ont exigé le respect de cette frontière. Cette pression américaine rend difficile, pour l’extrême droite israélienne, toute option d’évacuation massive de populations palestiniennes vers l’Égypte : où les évacuer ? Par quel passage ? Autant d’obstacles réels, amplifiés par la contrainte américaine. L’Égypte, donc, ne lèvera pas la barrière, non pas nécessairement par affection pour Israël, mais parce que la garantie américaine qui sous-tend l’accord lui est utile et nécessaire. À l’inverse, cet accord pèse sur l’Égypte : le maréchal Sissi est assis sur un volcan social et politique, et la population égyptienne, très favorable aux Palestiniens, demeure hostile à Israël, ce qui place le régime dans une position contradictoire et délicate. Sur la question de la médiation, j’accorde à l’Égypte une importance plus grande qu’à un acteur que certains jugent central mais que je considère comme un « trublion » : le Qatar. Les négociations qui passent par Doha n’attestent pas, à elles seules, d’une puissance militaire ou d’une capacité de contrainte comparable à celle des grands États. Les hôtels luxueux ne remplacent pas la puissance capable d’imposer ou de garantir des accords.
Je suis confiant sur le maintien à moyen terme de cette « paix armée » – froide mais pragmatique – précisément parce que les États agissent selon leurs intérêts. Plusieurs facteurs pourraient converger : la possible chute de la coalition ultranationaliste israélienne, que la plupart des enquêtes d’opinion annoncent depuis le 7 octobre ; des élections législatives israéliennes attendues au plus tard en octobre prochain, susceptibles de favoriser un centre politique moins radical ; l’engagement financier et politique de puissances arabes comme l’Arabie saoudite et les Émirats, prêtes à participer à la reconstruction de Gaza – sous l’égide d’une autorité palestinienne débarrassée des groupes fanatiques ; et, enfin, la montée en puissance d’une Autorité palestinienne renouvelée et crédible, comme le réclame Emmanuel Macron.
Sur ce dernier point, il est clair que l’Autorité palestinienne a été affaiblie et qu’un renouvellement de leadership paraît nécessaire : le président Abbas, élu il y a longtemps, approche les 90 ans et sa longévité au pouvoir pose question. Il faudra, si l’on veut un État viable et démilitarisé, que les pays arabes, les États-Unis et l’Union européenne soutiennent la mise en place de dirigeants sérieux, capables de lutter contre la corruption, de préparer des réformes, y compris éducatives, et d’accepter des conditions exigeantes côté israélien.
Un facteur déterminant restera, naturellement, la posture d’un futur président américain prêt à dire au gouvernement israélien « stop » lorsqu’il le faudra, comme Barack Obama le fit, sous une forte pression diplomatique, en 2009, lorsqu’un Netanyahou contraint par les circonstances évoqua la perspective de deux États.
Pour finir sur une note plus personnelle, je citerai une pensée qui me plaît : l’optimiste et le pessimiste finiront tous deux par mourir, mais ils n’auront pas vécu la même vie.