Analyses

Publié le : 28/04/2021

Entretien exclusif avec Manuel Valls

Ancien ministre de l’intérieur avant d’être premier Ministre de 2014 à 2016 sous François Hollande, Manuel Valls était en première ligne lors de l’opération Serval. Le Mali était alors sur le point de basculer entre les mains des djihadistes sahéliens. Depuis 2018 il a renoué avec sa ville natale Barcelone, où il a été élu au conseil municipal de la ville. Il s’exprime peu sur les relations Europe-Afrique, pourtant Manuel Valls croit fermement que l’avenir de l’Europe est en Afrique. Il a accepté de rencontrer la Newsroom de MGH Partners pour un entretien exclusif.

Monsieur le Premier Ministre, d’abord commençons par parler de ce « monde d’après » dont on peine à apercevoir les contours, du moins sur le plan du multilatéralisme. Depuis le début de la pandémie, en plus d’une fragmentation accentuée de l’ordre international, l’impact réel de celle-ci sur la mondialisation fait débat. Les conséquences du Covid-19 sont multiples et d’intensité variable sur tous les continents, mais toutes convergent vers la nécessité de redéfinir les alliances et le multilatéralisme. Que pouvez-vous nous dire sur cette situation transitoire complexe ?

En général toutes les crises, qu’elles soient politiques, militaires ou économiques, ici en l’occurrence sanitaire, accentuent les crises qui existent déjà. Sans tirer de conclusions hâtives, car je pense que nous ne sommes pas au bout de la crise sanitaire, il faudra attendre plusieurs mois pour connaitre toutes les conséquences géopolitiques et en tirer tous les enseignements. Regardons par exemple ce qui se passe en Inde actuellement.. Donc attendons avant de tirer des leçons définitives. On peut en revanche esquisser un début d’analyse, sur le fait que la crise sanitaire a accentué les courants déjà installés depuis plusieurs décennies. C’est à dire un monde multipolaire, un déplacement du pouvoir économique et scientifique vers l’Asie, avec des pays comme Taiwan ou la Corée du Sud qui semblent bien gérer la crise sanitaire. Le monde reste toujours leadé par les Etats-Unis, superpuissance industrielle, militaire, et financière qui avec leur rattrapage sur la vaccination illustre bien leur grande capacité de résilience. Et puis au milieu, un continent, un bloc politique qui s’interroge sur son destin : l’Europe. Deux autres continents d’avenir qui attendent aussi leur moment de puissance : l’Amérique du Sud et l’Afrique. Donc au fond, la crise est un révélateur de ces bouleversements et des défis qui nous sont posés à nous Européens, puisqu’on ne dirige plus le monde. Nous ne sommes certes, plus le centre du monde, mais on demeure une puissance économique considérable, et les gens tendent à l’oublier. Je fais partie de ceux qui refusent de dire que l’Europe est en déclin. Mais nous avons clairement des défis majeurs à relever qui ont été exacerbés par la crise que nous vivons.

 »L’obsession des Américains est chinoise. »

Manuel Valls

Un espace euro-africain pacifié et prospère est non seulement important pour l’Europe, mais c’est l’unique avenir viable des deux rives de la Méditerranée. Pourtant, l’Afrique peine à être vue comme sujet et reste le théâtre des rivalités entre grandes puissances. Comment selon vous le contexte post crise, peut favoriser l’émergence de nouvelles alliances

D’abord l’Europe, c’est vrai aussi pour la France, doit redéfinir ses intérêts stratégiques, dans un monde qui a profondément changé comme je l’ai rappelé, et dans un monde où les déséquilibres s’affirment. Alors bien sûr on peut aussi regarder le monde d’une façon positive, nous n’avons plus de Staline ou de Hitler, on voit bien que la démocratie progresse, la famine et la pauvreté reculent, même si les inégalités persistent, ainsi que le risque de prolifération nucléaire, les défis climatiques qui nous pressent à agir etc. Avec une Amérique, qui regarde de plus en plus, pour ne pas dire exclusivement vers l’Asie, on peut dire que l’obsession des Américains est chinoise : il y a une compétition militaire, économique et scientifique permanente, avec des risques de tension évidents dans le pacifique et en Mer de Chine. Encore une fois, nous avons en tant qu’Européens la nécessité de redéfinir nos intérêts stratégiques, notre autonomie, notre dialogue franc avec l’Afrique, qui ne rejoignent pas forcément les intérêts américains, russes ou chinois. L’Europe était occupée par ses propres défis ces 30 dernières années, ce que l’on peut comprendre, la réunification de l’Allemagne, sa propre unification, la zone euro et les problématique de chômage de masse, ou encore le défi politique posé par la montée des populismes, mais désormais nous devons nous penser comme puissance à sanctuariser.

 »Je suis convaincu que nous devons aussi bâtir un dialogue stratégique avec les Chinois  »

Manuel Valls

Il est évident que le continent d’avenir c’est l’Afrique. L’Afrique-Europe est l’alliance de demain. L’intérêt stratégique de l’Europe repose sur la capacité de l’Afrique à surmonter ses multiples défis, notamment démographique, car le continent va doubler sa population d’ici 2050, le Sahel doublera sa population en 20 ans et un pays comme le Nigéria comptera 500 millions d’habitants en 2050.

Si nous voulons gérer nos propres défis, les flux migratoires, le risque terroriste, la question du réchauffement climatique etc. dans une Afrique où les classes moyennes sont une réalité, où la numérisation avance à toute vitesse, mais où subsistent des tensions et où la démocratie reste à affirmer, nous devrons le faire avec l’Afrique. Nous Européens, notre prolongement, avec notre histoire commune, sommes les mieux placés pour nouer avec l’Afrique un relation singulière. Et pour un pays comme la France présent par la culture et la langue, contrairement au Royaume Uni qui est en recul, et comme d’autres puissances turques et chinoises qui sont dans une logique offensive, nous devons créer de nouvelles alliances. C’est aussi un rôle nouveau pour l’Allemagne, rôle qu’on a esquissé ensemble avec la Chancelière Angela Merkel au Mali par exemple. C’est pour cela aussi que l’intervention française au Mali était une réussite. Quand je dis cela ce n’est pas pour défendre une sorte de chasse gardée, au contraire.

Je suis par ailleurs convaincu que nous devons aussi bâtir un dialogue stratégique avec les Chinois. Jean Pierre Raffarin a d’ailleurs évoqué ce sujet avec vous. Il y a 5 ans, on préparait un sommet commun inédit : Afrique-France-Chine à Dakar, car les investissements chinois et notre connaissance du terrain, de l’histoire, la langue et la culture, peuvent nous permettre de bâtir des équilibres indispensables sur le plan économique et politique, sanitaire. Ce sommet n’a malheureusement pas eu lieu car nous n’étions plus au pouvoir après 2017.

Sur ce plan là, on a des partenaires exceptionnelles comme le Maroc, le Sénégal, la Côte d’Ivoire etc. On a des pays très intéressants en zone anglophone qui ont également participé au développement du continent africain ces dernières décennies. Je pense au Ghana, au Rwanda, à l’Éthiopie. Donc pour l’Europe, l’investissement économique et culturel est indispensable pour créer une communauté de valeurs. C’est l’horizon plus que jamais, si l’Europe veut s’agrandir dans le sens géopolitique du terme, face à des blocs qui émergent, tel que vous l’évoquiez.

C’est une vision commune. Les Chinois sont très présents économiquement en Afrique etc. réussissent-ils pour autant ? Non, car le produit chinois n’est pas toujours de bonne qualité, et il y a même, et je vais vous parler franchement, un sentiment qui se développe chez des dirigeants africains d’une nouvelle invasion, d’un nouveau colonialisme, ils pensent que la culture chinoise est trop éloignée de leur culture etc. Autant d’éléments de contexte qui peuvent forcer les Chinois à accepter un partenariat gagnant-gagnant avec l’Afrique et l’Europe.

Manuel Valls à Gao, le 19 février 2016, accompagné du ministre de la Défense à l’époque, Jean-Yves Le Drian, pour rencontrer les troupes français mobilisées dans le nord Mali.  MIGUEL MEDINA / AFP

Les services de renseignement marocains entretiennent des relations très proches avec plusieurs Etats européens, notamment la France, dans la prévention et la lutte contre les attaques terroristes. En janvier 2015, en tant que Premier Ministre, vous avez été aux premières loges des attentats qui ont endeuillé la France. Quel regard portez-vous sur l’importance de cette coopération sécuritaire entre la France et le Maroc ? Et sur quels axes pourrait-elle évoluer dans les années à venir ? 

La coopération sécuritaire avec les pays du Maghreb et du Sahel, le ventre mou de l’Afrique subsaharienne, concerne tous les pays européens. En ce sens le G5 Sahel est un outil très important. Et là on voit bien que la situation actuelle est extrêmement complexe, qu’en Mauritanie, au Burkina Faso et très récemment au Tchad, avec des incursions de groupes armées y compris jusqu’au nord de la Côte d’Ivoire, un risque multiforme et global se dessine. Et ce risque nous oblige à une très grande coopération et à des échanges d’informations. De ce point de vue là, nos amis Américains sont très importants avec les informations qu’ils nous transmettent au Sahel. On doit aider les pays de cette région, leurs armées, leurs services de renseignement, à se professionnaliser, à être plus solides pour gérer eux-mêmes ces crises. C’est une affaire qui va durer longtemps, mais qu’on doit affronter ensemble. On doit aussi plus compter sur des pays comme le Maroc avec lequel nous avons bien évidemment une assise plus ancienne, plus structurée sur le plan sécuritaire que ce soit contre les trafics de drogue, le terrorisme ou l’immigration clandestine. Sans la coopération entre la France, l’Espagne le Portugal et le Maroc, nous ne pouvons pas lutter efficacement contre les risques sécuritaires. J’avais d’ailleurs mis en place un groupe de travail, lorsque j’étais Ministre de l’intérieur, qu’on avait appelé G4, pour rendre plus fluide encore la coopération entre responsables de lutte antiterroriste de 4 pays voisins. Cette coopération est cardinale, même quand il y a eu des tensions politiques et il y en a eu, la coopération entre services de renseignement français et marocain reste exceptionnelle et ce à tous les niveaux.

Sur un autre plan, n’oublions pas que la France, comme le Maroc, a des ressortissants ayant été en Syrie et en Irak et qui représentent dans leur pays respectifs une menace qui est à prendre très au sérieux. Grâce justement à cette coopération, plusieurs tentatives d’infiltration terroriste sur le sol français ou espagnols ont été déjouées.

Enfin, concernant le rôle stabilisateur du Maroc en Afrique, je l’explique aussi par sa formidable transformation économique réalisée depuis deux décennies. On voit bien que sur le plan économique, la projection marocaine en Afrique est une réussite et c’est à la France de s’appuyer sur ce partenaire africain clé pour jouer la symphonie cruciale du développement économique et de la sécurité. Car le Maroc joue un rôle indispensable pour la stabilisation de l’espace méditerranéen et de l’Afrique subsaharienne, étant lui même devenu aujourd’hui une terre d’immigration grâce au développement de son tissu économique.

En plus de vos fonctions régaliennes occupées en France, vous avez des liens forts avec la Catalogne. Récemment des tensions sont apparues entre l’Espagne et le Maroc sur la gestion migratoire et le Sahara Occidental, le chef de file des indépendantistes Catalans et député européen Carles Puigdemont, s’est même invité au débat en qualifiant les relations maroco-espagnoles d’instables. Quelle est votre position sur la question ? 

Malgré quelques tensions, il y a une très bonne coopération entre l’Espagne et le Maroc. Il existe aussi une excellente relation également entre les deux souverains, Juan Carlos 1er et Mohammed VI avant et aujourd’hui avec Felipe VI. Entre les gouvernements aussi, l’entente est toujours recherchée tant les liens sont là : les guerres, notamment du Rif, le partage culturel, le tourisme, la pêche etc. Je ne suis pas membre du gouvernement espagnol mais pour répondre clairement à votre question, Il y a en Espagne et notamment dans la gauche, une vision dépassée du Sahara.

 »Nous avons tout intérêt à établir une relation apaisée avec le Maroc. »

Manuel Valls

Ce conflit provient d’un monde qui n’existe plus, le monde des blocs, les vestiges de Yalta et ses conséquences sur un continent comme l’Afrique, tout cela est désuet et la fiction entretenue sur l’indépendance du Sahara subsiste encore dans certaines sphères politiques espagnoles. Et au sein du gouvernement espagnol, il y a un allié minoritaire, le parti Podemos qui se cantonne dans une ancienne rhétorique, de ce que devrait être le Sahara Occidental, en refusant de voir la dynamique marocaine sur le terrain. Je rappelle que parmi ceux qui revendiquent l’indépendance du Sahara, comme le Polisario, prolifèrent des réseaux criminels et terroristes, cela a été documenté par les services de renseignement de plusieurs Etats. C’est autour d’une autonomie sous souveraineté marocaine que cette question doit être résolue. Car je pense que la France et l’Espagne doivent être des partenaires loyaux du Royaume du Maroc sur cette question. 

D’ailleurs, nous avons tout intérêt à une relation apaisée avec le Maroc car les pays européens qui veulent l’inverse, perdent à chaque fois ! Que ce soit sur la migration, ou la lutte contre les narcotrafiquants, l’Espagne comme la France, subissent directement les conséquences d’une brouille diplomatique. Donc je pense que la France et l’Espagne doivent être plus clairs sur leur soutien au Maroc sur le Sahara. Mais plus largement l’Europe aussi, qui ne doit pas faire d’enfants dans le dos du Maroc pour utiliser un langage peu diplomatique (rires).

Pour rester au Maroc, les États-Unis ont officiellement reconnu la souveraineté marocaine sur le Sahara Occidental. S’en est d’ailleurs suivie une reprise officielle de contacts diplomatiques avec Israël dans le cadre des Accords d’Abraham. Selon vous, est-ce donc le moment pour la France et l’Europe de soutenir plus ouvertement la souveraineté d’un allié stratégique comme le Maroc au Sahara ?

D’abord permettez moi d’abord de vous parler des accords d’Abraham, qui sont pour moi un bouleversement géostratégique majeur. Cela vient de loin ! Bien sûr, ils sont liés à l’activisme politique de l’Administration Trump, et d’ailleurs c’était sa seule vraie impulsion multilatérale il faut le souligner. Bien sûr que ces accords sont liés à l’ennemi commun d’Israël et des pays arabes sunnites, je pense à l’Iran. Mais cela vient aussi d’une conviction plus profonde qui puise son origine dans des liens historiques et un basculement des rapports de forces. J’en ai d’ailleurs parlé à Shimon Perez avant qu’il ne décède, avec son esprit lumineux, il m’expliquait qu’il était convaincu de l’importance de bâtir des liens forts scientifiques, éducatifs, des projets communs etc. avec les pays arabes et c’était cela qui créerait une paix durable. Les relations étaient déjà engagées depuis 20 ans de manière discrète, c’est donc un mouvement puissant et inexorable mais aussi naturel.

 »Trump a eu raison de créer l’étincelle en actant la souveraineté du Maroc sur le Sahara. »

Manuel Valls

Et pendant ce temps, la France et l’Europe n’ont pas été à la hauteur et accusent un vrai retard. Elles n’ont pas salué comme il le fallait cet accord tripartite Maroc-USA-Israël, comme les autres, à l’instar d’Abu Dhabi. Peut-être que c’était une gêne par rapport à Donald Trump et Netanyahu, c’est compréhensible, mais seuls nos intérêts stratégiques doivent nous guider face aux nouvelles menaces qui émergent et qui poussent à établir de nouvelles alliances.

Face à l’arc chiite qui se constitue, de l’Iran au Liban en passant par le Yémen, face aux velléités périlleuses de la Turquie et dans un monde où les vieilles querelles entre nations reviennent entre arabes, turques et perses, l’Europe et la France doivent définir là aussi qui sont leurs alliés. La France a une opportunité, une chance incroyable puisque nous sommes alliés d’Israël comme des pays arabes sunnites, notamment les Emirats Arabes-Unies. Ces derniers ont toujours été clairs dans la lutte contre le terrorisme à la différence du Qatar ou de l’Arabie Saoudite.

De ce point de vue, ce qui passe entre le Maroc et Israël, c’est le renouement d’une relation. Le Maroc a toujours fait vivre l’islam et le judaïsme, dans sa constitution et dans son récit national. La personnalité du roi et son rôle de Commandeur des Croyants, dans le monde arabo-musulman est considérable. Les juifs Marocains qui vivent en Israël, constituent autant de raisons pour la reprise de relations diplomatiques. Et je pense que Trump a eu raison de crée l’étincelle en actant la souveraineté du Maroc sur le Sahara. Cette dynamique est considérable et notons d’ailleurs qu’Israël comme le Maroc ont été capables du meilleur dans la crise sanitaire que nous vivons : ces deux petits pays (démographiquement parlant), ont été capables d’affronter seuls, je dis bien seuls, le grand défi sanitaire posé par la pandémie de la Covid-19. Vous vous rendez compte des liens que nous avons avec ces deux pays méditerranéens ? Grâce à notre histoire commune, nos intérêts qui convergent, on a ici une chance pour ne plus attendre et sortir des vieux discours comme celui de l’indépendance du Sahara, et pour renouer avec le monde moderne. N’oubliez pas que la France a un prestige en Méditerranée et au Proche et Moyen-Orient, nous sommes une puissance économique et militaire, nous siégeons au Conseil de Sécurité des Nations Unies, il faut utiliser cette force pour peser et pour avoir un rôle à jouer aux côtés de nos partenaires. D’autres pays européens ne peuvent pas jouer ce rôle, alors faisons le ! La France a toujours été autonome et sa capacité de projection lui permet de ne pas rater les grands moments de l’histoire de notre Mare Nostrum.

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