Analyses

Publié le : 04/10/2022

Le spatial est une des clés du développement plus large du continent africain.

Télécommunications, navigation, gestion de ressources naturelles, sécurité … L’espace occupe désormais une bonne place dans les priorités des pays développés et émergents. Et l’Afrique n’est pas en reste. Le continent commence à regarder la conquête spatiale différemment, et nourrit lui aussi ses ambitions spatiales qui représentent aujourd’hui une nécessité stratégique pour se développer et se protéger.

Pour analyser en profondeur les enjeux du spatial sur le continent africain, la Newsroom reçoit Mathieu Luinaud, manager au sein de l’équipe Secteur Spatial de PwC France et Maghreb.

Mathieu Luinaud

Mathieu Luinaud est économiste et juriste, spécialisé dans l’industrie aérospatiale. Il travaille auprès des industriels du secteur et des acteurs institutionnels français, européens et internationaux.

En parallèle de cette activité, Mathieu Luinaud est maître de conférence à l’Institut d’Études Politiques de Paris et Maire-Adjoint du 15ème arrondissement de la capitale. Sa passion pour le monde des idées l’a conduit à étudier la littérature moderne ainsi que l’histoire et à publier dans plusieurs revues et think thank comme la Fondapol, la Revue Commentaire, la Oxford Law Review, la Revue Trimestrielle de Droit Financier ou la Revue Concurrence.

Pour nos lecteurs qui ne sont pas de grands spécialistes du sujet, pouvez-vous nous expliquer brièvement les différents secteurs stratégiques qui bénéficient directement de la recherche spatiale ?

« Il y a vraiment une grande diversité d’applications au spatial, et nous n’avons fait qu’effleurer le potentiel immense que représente le secteur »

Mathieu Luinaud

Peut-être d’abord un mot pour vos lecteurs afin d’expliquer que le spatial ce n’est plus une industrie qui se concentre sur le développement de grands projets, comme des lanceurs (fusées) ou de gros satellites, mais un secteur qui s’oriente de plus en plus vers l’exploitation de données issues du spatial, et de satellites de toutes tailles, parfois pas plus gros qu’une boite à chaussures.

Ce changement de paradigme permet de multiplier les applications du spatial à un panel de plus en plus large de secteurs stratégiques. Si l’on s’attarde sur les trois grands domaines applicatifs du spatial :

  • Les télécommunications, qui vont permettre d’assurer des échanges sécurisés pour le secteur militaire avec le développement des télécommunications quantiques qui promettent une sécurisation encore plus forte des échanges. Mais l’essor de constellations de petits satellites, en orbite basse à 400km d’altitude, va aussi permettre d’offrir un accès plus large à internet, sur presque l’intégralité du globe
  • L’Observation de la Terre issue de l’imagerie satellite est sans doute le secteur le plus prometteur, car il permet pléthore d’applications diverses et variées. L’imagerie satellite utilise différents types de capteurs, optiques ou radar, pour prendre des images qui vont au-delà de ce que l’œil humain peut voir ce qui permet d’identifier, en fonction du spectre utilisé, des détails et donc des informations différentes. Cela permet par exemple d’optimiser la gestion agricole, en surveillant les taux d’hydrométrie ou de santé des plantes, mais aussi de surveiller les frontières nuit et jour, ou encore de surveiller les zones de pêche en identifiant les navires en présence ou les zones à fort potentiel piscicole. Adossées à des bases de données temporelles, ces images nous permettent de surveiller des changements dans le temps.
  • Enfin, la navigation par satellite que nous connaissons en France par les programmes américains GPS ou européen Galileo va permettre un positionnement toujours plus précis, qui est crucial pour les industries de transport, de gestion du fret et bien sûr le secteur militaire.
Feux agricoles au cours du premier semestre 2021 en République démocratique du Congo, pris par le satellite Copernicus Sentinel-2. DG DEFIS

Comme vous pouvez le voir, il y a vraiment une grande diversité d’applications au spatial, et nous n’avons fait qu’effleurer le potentiel immense que représente le secteur pour des industries comme le tourisme, l’exploitation minière, le développement urbain etc.

Plus spécifiquement, quels sont selon vous les enjeux du développement de l’industrie aérospatiale sur le continent africain ?

« A l’image de ce qu’a fait la téléphonie pour le développement du secteur bancaire, le spatial représente le potentiel d’un « saut quantique » considérable pour tout un tas de secteurs, avec à la clé un potentiel de rattrapage immense »

Mathieu Luinaud

J’ai la conviction que le spatial est une des clés du développement plus large du continent africain. A l’image de ce qu’a fait la téléphonie pour le développement du secteur bancaire, le spatial représente le potentiel d’un « saut quantique » considérable pour tout un tas de secteurs, avec à la clé un potentiel de rattrapage immense.

D’abord sur le développement économique du continent puisque le spatial est un secteur à forte innovation, qui mobilisera une main d’œuvre de plus en plus formée et poussera à une meilleure gestion des infrastructures du contenu, elle-même facilitée par l’exploitation des données satellites, ce qui aura un effet d’entrainement plus large sur l’économie africaine. Ce développement économique passera notamment par les améliorations du rendement agricole et piscicole que permet l’exploitation des données spatiales ce qui permettra d’optimiser les productions pour les rendre aussi moins intensives en pesticides et moins consommatrices en eau. Au-delà du développement économique, le spatial va faciliter le développement urbain du continent, permettant de mieux contrôler l’étalement métropolitain, de mieux gérer les registres cadastraux et donc d’améliorer au global la gouvernance et la mise en place des politiques publiques. Enfin, le spatial va permettre à l’Afrique de valoriser son patrimoine environnemental unique, en permettant une meilleure gestion des forêts et plus généralement de l’empreinte environnementale du développement socio-économique du continent.

Lagos, la capitale économique du Nigeria une des villes les plus peuplée du continent africain. NYANCHO NWANRI / REUTERS

« Le spatial, en étant vecteur de croissance, génèrera des retombées socio-économiques sur l’emploi et la formation en Afrique, tout en facilitant la gestion agricole, piscicole et énergétique qui contribuent à la lutte contre la pauvreté et contre le changement climatique »

Mathieu Luinaud

Le spatial va donc faciliter la réalisation des objectifs de développement durable des Nations Unies. Car le spatial en étant vecteur de croissance génèrera des retombées socio-économiques sur l’emploi et la formation en Afrique, tout en facilitant la gestion agricole, piscicole et énergétique qui contribuent à la lutte contre la pauvreté et contre le changement climatique.

La volonté de l’Union africaine, qui a mis en place un fond de 30 millions de dollars visant à créer et développer l’agence spatiale africaine, marque-t-elle selon vous les prémices d’une certaine autonomie stratégique africaine ?

« Pour atteindre une réelle autonomie stratégique africaine dans le spatial, il faudrait maitriser le segment des lanceurs spatiaux »

Mathieu Luinaud
Lanceurs spatiaux européens, garantissant au continent un accès indépendant à l’espace. CNES/ESA

A ce stade il est trop tôt pour parler d’autonomie stratégique africaine dans le spatial. 30 millions de dollars est malheureusement un montant extrêmement faible pour une industrie qui est très consommatrice en CAPEX, mais a tout le moins cela démontre la volonté de mettre en commun une partie des ressources du continent pour renforcer la coopération africaine là où il n’est pas nécessaire de dédoubler certains programmes spatiaux qui peuvent très bien être utiles à plusieurs pays en même temps.

Pour atteindre une réelle autonomie stratégique africaine dans le spatial, il faudrait maitriser le segment des lanceurs spatiaux, pour mettre en orbite des satellites, et sur ce point l’Afrique ne dispose pas des principales briques technologiques nécessaires. Sans cela, l’Afrique demeurera dépendante de ses partenariats avec l’étranger et de l’offre de lancement proposée par des sociétés privées. Sur la question de la manufacture de satellites, l’Afrique va progressivement développer ses capacités aussi bien en termes d’infrastructures que de savoir-faire, avec des coopérations symboliques fortes comme l’implantation d’un centre de construction et de tests de satellites (M-AIT) par ArianeGroup à Diamniadio au Sénégal.

« L’autonomie stratégique africaine en matière de spatial doit passer par plusieurs étapes clés »

Mathieu Luinaud

Au total, je pense que l’autonomie stratégique africaine en matière de spatial doit passer par plusieurs étapes clés. D’abord, et via la future agence spatiale africaine, une répartition intelligente des rôles pour développer des capacités de l’amont à l’aval de la chaîne de valeur du spatial qui pourront être partagées entre États membres de l’Union Africaine, afin de limiter la dispersion des moyens financiers. Ensuite, pour attirer les industries spatiales étrangères en Afrique, il est essentiel de poursuivre l’effort de facilitation du climat des affaires sur le continent à travers la transformation de la gouvernance et de la transparence juridique tout en favorisant les incitations économiques à l’implantation d’entreprises. Enfin, il sera impératif de développer les cursus académiques liés au spatial sur le continent, et notamment en matière d’exploitation des données spatiales, afin de former les ingénieurs et data scientists dont l’Afrique aura besoin pour se développer dans le spatial.

Confrontés aux Américains, aux Russes et aux Chinois qui ont relancé la conquête spatiale, les Européens veulent affirmer leur présence dans l’espace et, surtout, préserver leur souveraineté. Pensez-vous que la consolidation de l’interdépendance économique entre les deux rives de la Méditerranée pourrait s’avérer bénéfique dans leur course aux satellites ? Comment les relations franco-africaines, et plus globalement eurafricaines pourraient être renforcées à travers la conquête spatiale et le développement des technologies satellitaires ?

« Aider au développement du spatial et des capacités d’exploitation du spatial en Afrique, c’est donc faciliter le travail main dans la main entre autorités européennes, françaises et africaines pour des politiques publiques communes et une coopération militaire renforcée »

Mathieu Luinaud

Dans les faits, l’industrie spatiale européenne semble peu concernée par les liens économiques entre l’Europe et l’Afrique car elle est largement localisée en Europe pour des questions de souveraineté et d’autonomie stratégique. Pour autant, il est important pour les acteurs européens d’avoir en Afrique des clients mais surtout des utilisateurs pour leurs services, qu’ils soient payants ou gratuits pour certains programmes publics de la Commission Européenne. Car le retour d’expérience d’utilisateurs en Afrique pourra contribuer à améliorer notre offre de satellites à l’avenir, de travailler sur de nouvelles charges utiles comme de nouvelles optiques embarquées.

Au-delà de ça, il y a naturellement un enjeu commercial qui se pose, notamment à l’attention des gouvernements africains et des abords de la Méditerranée en particulier. Car comme nous l’avons vu, l’emploi de données satellites peut être mis au service des nombreuses coopérations qui existent entre les deux rives, en matière agricole mais aussi sécuritaire, pour la surveillance des flux en mer Méditerranée notamment. Aider au développement du spatial et des capacités d’exploitation du spatial en Afrique, c’est donc faciliter le travail main dans la main entre autorités européennes, françaises et africaines pour des politiques publiques communes et une coopération militaire renforcée. C’est aussi faciliter le développement de liens industriels et technologiques entre l’Europe et l’Afrique pour espérer un jour développer conjointement des programmes spatiaux grâce au potentiel scientifique et technologique qui émerge en Afrique.

Ce qui est sûr, c’est qu’il est impératif pour l’Europe spatiale, et naturellement pour la France, d’offrir une alternative à la poussée de la Chine dans le spatial en Afrique. C’est un enjeu stratégique pour nous, mais aussi pour les pays africains, car les capacités spatiales européennes offrent les meilleures solutions au développement des applications issues du spatiale que nous avons évoquées précédemment : notre programme de satellites Copernicus est probablement le meilleur du monde et notre système de navigation par satellite de précision va être déployé en Afrique par le biais d’un partenariat entre l’Agence Spatiale Européenne (ESA) et l’agence de sûreté aérienne africaine (ASECNA).

L’ASECNA signe un accord avec l’Agence spatiale européenne, pour le déploiement de la stratégie EGNOS. Newsaero

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