Analyses

Publié le : 24/11/2022

Chloé Ridel : nous nous réveillons d’un long sommeil géopolitique

Cholé Ridel est militante associative et haute fonctionnaire, présidente de l’association Mieux Voter. Elle est directrice adjointe de l’Institut Rousseau et chargée des questions européennes au sein du conseil scientifique de l’institut.

Diplômée de Sciences Po et de l’ENA, elle est l’auteure D’une Guerre à l’autre – L’Europe face à son destin.

Selon vous, l’invasion de l’Ukraine par la Russie n’est pas une crise « de plus » parmi la succession de celles que nous connaissons depuis le début du XXIème siècle. Vous écrivez, « la guerre en Ukraine apprend à l’Europe qu’elle doit être puissante pour conquérir cette liberté ». Ce conflit constitue-t-il selon vous les prémices d’une Europe puissance ? Et si oui, comment cela peut-il se concrétiser ?

Charles Michel, le président du Conseil européen, Olaf Scholz, le chancelier allemand, Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission et Emmanuel Macron, le président français en amont du sommet à Versailles les 10 et 11 mars derniers (EUC/ROPI-REA)

« Il est tentant de dresser une métaphore entre la façon dont l’Europe s’est comportée depuis vingt ans face à la Russie et la façon dont elle s’est comportée vis-à-vis de son propre avenir : en ordre dispersé, multipliant les déclarations d’intention »

Chloé Ridel

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Cette guerre n’est pas une « crise de plus » parmi la succession de celles que connait l’Europe depuis le début du XXIe siècle. C’est un moment de bascule. Elle a d’abord eu le mérite de jeter une lumière crue sur notre faiblesse. Nous n’avons pas été capables de prévenir ni d’empêcher l’invasion lancée par Vladimir Poutine. Il est tentant de dresser une métaphore entre la façon dont l’Europe s’est comportée depuis vingt ans face à la Russie et la façon dont elle s’est comportée vis-à-vis de son propre avenir : en ordre dispersé, multipliant les déclarations d’intention.

Cette guerre nous force aussi à regarder le monde tel qu’il est : nous sommes relativement seuls, en dehors de « l’occident », pour défendre le modèle de civilisation européen, fondé notamment sur le respect du droit, des libertés individuelles, de la démocratie. Mais cette guerre a aussi révélé notre force. Nous nous réveillons d’un long sommeil géopolitique. Elle a montré que nous savions faire volte-face. Elle a renforcé un sentiment d’appartenance à une même communauté de destin. Elle n’a pas aboli les clivages de fond entre les nations, sur l’État de droit, la solidarité financière ou la politique migratoire, mais elle les a fait passer au second plan : l’Europe a su faire de son unité une priorité.

De la même façon que la Seconde Guerre mondiale a été le point de départ d’une Europe pour la paix, le bouleversement tectonique de l’Ukraine pourrait être celui d’une Europe puissante capable de maîtriser son destin. Dans un univers de relations internationales multipolaire et déstabilisé par la surenchère d’affrontements entre la Chine et les États-Unis, et les impérialismes de toutes formes, la faiblesse de l’Europe est un facteur aggravant. Elle doit être puissante non pas pour alimenter les feux d’un monde au bord de l’embrasement, mais pour défendre son modèle, au service d’un ordre mondial pacifié et de l’écologie.

« Pour l’instant, nos partenaires sont prêts à prendre le risque que notre sécurité soit fonction de ce que votent les électeurs américains »

Chloé Ridel

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Pour cela, encore faut-il que nous soyons déjà capables d’assurer notre propre sécurité et notre approvisionnement en énergie décarbonée. Nous en sommes loin. En matière de défense, il y a effectivement un risque que cette guerre nous éloigne encore plus de la construction d’une défense européenne autonome, puisqu’elle a incontestablement ressuscité l’OTAN et montré que les États-Unis étaient bien plus crédibles que les Français comme défenseur et parapluie nucléaire pour l’Europe.

Les États-Unis ont formé l’armée ukrainienne depuis 2014 et depuis le mois de février, ils ont dépensé 50 milliards de dollars pour l’aide militaire, financière, humanitaire. C’est deux fois plus que l’Europe entière. Comment, dans ces conditions, faire comprendre aux pays d’Europe centrale, mais aussi à l’Allemagne qu’ils doivent construire une défense européenne autonome donc sous parapluie nucléaire français ? Pour l’instant, nos partenaires sont prêts à prendre le risque que notre sécurité soit fonction de ce que votent les électeurs américains…

Après la Hongrie, la Pologne, et la Suède, c’est désormais l’Italie, pays fondateur de l’Union européenne qui bascule dans l’extrême droite. Pensez-vous que l’accession au pouvoir d’un parti comme Frères d’Italie peut déstabiliser l’Union ?

Giorgia Meloni, leader du parti Fratelli d’Italia et nouvelle Présidente du Conseil en Italie (Massimo Di Vita/Mondadori Portfo)

« Il faut comprendre que la passion pour l’identité qui anime les droites identitaires n’est plus seulement concentrée que sur la nation, mais aussi désormais sur la civilisation, dont l’échelle est européenne »

Chloé Ridel

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Oui, elle le peut. Parce Fratelli d’Italia s’inscrit dans un front identitaire plus vaste à l’échelle européenne, qui tente de détourner l’Union européenne de l’intérieur, à son profit. Une idée « identitaire » de l’Europe est apparue. C’est une vague qui monte depuis le début des années 2010, portée par Viktor Orban qui est un théoricien et un homme politique hors pair qui a su constituer un front européen des droites identitaires. Au cœur de cette offensive, un récit qui met en avant la civilisation européenne, décrite comme blanche et chrétienne, et qui répète ad nauseam que celle-ci est menacée par l’immigration et la « propagande LGBT » – comme Vladimir Poutine finalement.

Il faut comprendre que la passion pour l’identité qui anime les droites identitaires n’est plus concentrée que sur la nation – ce qui leur faisait promettre de quitter l’Union européenne – mais aussi désormais sur la civilisation, dont l’échelle est européenne. Récemment, Georgia Meloni concluait un discours en soutien à la candidature de Macarena Olona – du parti espagnol d’extrême droite VOX – aux élections régionales andalouses par ces mots : « Non aux bureaucrates de Bruxelles ! Et oui à notre civilisation ! ».

Pour protéger la civilisation européenne, il s’agirait pour Orban, Meloni ou encore Zemmour de transformer l’Union européenne en une autorité garante de l’identité culturelle et religieuse du continent. Au programme : immigration zéro, murs aux frontières financés par le budget européen (c’est d’ailleurs une demande que la Pologne a formulée à l’automne 2021), restriction du droit à l’avortement, stigmatisation des minorités sexuelles et religieuses.

Il ne faut pas laisser aux droites identitaires le monopole de définir ce qu’est la civilisation européenne, qui n’est ni une religion et encore moins une « race ». Une civilisation se définit comme « une manière de vivre en général ». Ce sont nos institutions démocratiques, nos libertés, nos systèmes de redistribution sociale, de régulation écologique…De notre manière de vivre, il faut tirer le meilleur et le revendiquer contre ceux qui l’affaiblissent au prétexte de la défendre.

Vous reprochez à l’Allemagne de s’être comporté « comme un éléphant en écrasant les autres pour imposer ses priorités », « comme un hégémon qui n’assume pas de leadership ». Cela se manifeste aujourd’hui par plusieurs contentieux : plafonnement du prix du gaz, solidarité face à la flambée des cours énergétiques, armement. Le couple franco-allemand résistera-t-il à cette crise silencieuse ?

Le Président français, Emmanuel Macron, accueille le Chancelier allemand, Olaf Scholz, au Palais de l’Elysée le 26 octobre dernier (Ronny Hartmann/BPA/Handout via REUTERS)

« La relation franco-allemande a toujours été difficile et elle survivra à cette crise comme aux autres, c’est là ce qui fait sa spécificité »

Chloé Ridel

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Oui, la relation franco-allemande a toujours été difficile et elle survivra à cette crise comme aux autres. C’est justement là ce qui fait sa spécificité : acter et reconnaitre nos désaccords, mais tout faire pour quand même aller de l’avant, parce qu’il le faut, pour nos deux pays, et pour l’Europe. Mais il faut que la France interagisse avec l’Allemagne sans naïveté et faux semblants. Qu’elle n’hésite pas à dire les choses.

Depuis 20 ans, l’Allemagne s’est comportée comme un éléphant en écrasant les autres pour imposer ses priorités : la signature d’accords de libre-échange avec le monde entier pour soutenir son industrie exportatrice, la construction d’une dépendance au gaz russe, l’orthodoxie budgétaire, le refus d’une politique monétaire en soutien aux pays endettés….Elle n’a pas été plus égoïste que d’autres comme les Pays-Bas, le Royaume-Uni ou le France sur certains sujets, mais son égoïsme a eu, compte tenu de sa puissance, des conséquences plus déterminantes.

En bref, l’Allemagne s’est comportée comme un hégémon qui n’assume pas de leadership. L’hégémonie est égoïste et solitaire, le leadership implique la responsabilité et il a un effet stabilisant pour tous.

« Scholz est face au défi historique de réinventer le modèle économique allemand pour le rendre compatible avec une Europe solidaire et forte »

Chloé Ridel

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Dire cela ne doit pas nous conduire à verser dans un ressentiment inutile vis-à-vis de l’Allemagne ou, pire, dans la germanophobie qu’une partie de la classe politique française arbore. Que la France fasse sa propre critique : elle a longtemps été bien incapable de faire valoir ses intérêts et ceux du sud de l’Europe. Les motivations de l’Allemagne ne sont pas belliqueuses. Elles sont guidées par la volonté de préserver un modèle de croissance qui est au cœur de son compromis national depuis l’après-Seconde Guerre mondiale, tourné vers l’export, rétif à l’inflation, assis sur une monnaie forte. La politique allemande a été subordonnée à cet objectif, même si cela impliquait de transiger avec ses valeurs et même si plusieurs composantes de ce modèle entraient en conflit avec l’intérêt général européen.

Depuis le 24 février, le chancelier Scholz parle d’un « changement d’époque ». L’Allemagne a abandonné sa politique de « paix par le commerce » et sait que sa dépendance aux exportations vers la Chine est nocive, tout comme l’était sa dépendance au gaz russe. Scholz est face au défi historique de réinventer le modèle économique allemand pour le rendre compatible avec une Europe solidaire et forte. Mais souvent, le naturel revient au galop : l’Allemagne s’est récemment opposée à un plafonnement du prix du gaz importé, qui était pourtant demandé par 24 pays européens, dont la France, l’Italie, l’Espagne et la Pologne, et a préféré laisser filer les prix tout en subventionnant son industrie via un plan gigantesque de 200 milliards d’euros.

Comment la France et l’Europe peuvent-elles selon vous saisir ce moment géopolitique afin de créer une nouvelle alliance, notamment sur le plan de l’énergie, avec les pays du Sud ? 

Le site gazier d’In Amenas, à 1 300 kilomètres au sud-est d’Alger, en janvier 2018 (RYAD KRAMDI / AFP)

« L’Europe gère la crise dans l’urgence, faute d’avoir anticipé et ouvert les yeux sur le fait qu’il n’était pas neutre de dépendre énergiquement d’une puissance autoritaire qui ne vous veut pas du bien »

Chloé Ridel

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La guerre en Ukraine a totalement rebattu les cartes de l’approvisionnement énergétique européen. En quelques mois, l’Europe a dû apprendre à se passer du gaz russe alors qu’elle en dépendait à hauteur de 40%, en moyenne, et en partie du pétrole russe. Elle gère la crise dans l’urgence, faute d’avoir anticipé et ouvert les yeux sur le fait qu’il n’était pas neutre de dépendre énergétiquement d’une puissance autoritaire qui ne vous veut pas du bien.

Dans la hâte, l’Europe a diversifié ses approvisionnements en gaz auprès de l’Algérie, du Mozambique, de la Norvège…mais aussi des États-Unis pour un prix plus élevé que celui du marché. Ceci pourrait avoir des conséquences désastreuses pour l’industrie de notre continent à un moment où on parle de relocalisation.

Si les prix de l’énergie restent durablement élevés, des milliers d’industries vont fuir le continent au détriment de l’écologie – puisqu’il faudra importer – de notre autonomie stratégique et des emplois en Europe. Il faut donc que l’Europe accélère sa transition vers les énergies renouvelables.

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