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Publié le : 19/04/2023

Etats-Unis : la nouvelle doctrine africaine

Michael Shurkin est de nationalité américaine, il est directeur des programmes globals du 14 North Strategies et Senior Fellow du Conseil de l’Atlantique. Il était auparavant Senior Political Scientist à la Corporation RAND et a également travaillé pendant 5 ans à la CIA en tant qu’analyste politique. Il est également titulaire d’un doctorat en histoire de l’Université Yale.

Michael Shurkin a accepté de répondre aux questions de la Newsroom pour nous partager ses éclairages sur la refonte de la politique africaine des Etats-Unis et sur la stratégie de concurrence industrielle menée par son pays.

Selon le prisme occidental, l’Afrique a longtemps été le parent pauvre des priorités stratégiques des pays du Nord, lui accordant peu de place dans la gouvernance mondiale. Pourtant, le 8 août 2022, Washington a semblé changer de perspective avec une refonte totale de son approche diplomatique en Afrique.

Comment définiriez-vous la nouvelle doctrine africaine de l’administration américaine ?

Joe Biden, le secrétaire d’État Antony Blinken et le président sénégalais Macky Sall assistent à la séance de clôture du Sommet États-Unis-Afrique à Washington, D.C., États-Unis, le 15 décembre 2022. (REUTERS – KEN CEDENO)

Il est clair qu’il y a une refonte de la politique américaine par rapport à ce qu’il s’est passé depuis la fin de la guerre froide. En effet, des années 90-2000 jusqu’à récemment, il n’y avait pas ou peu d’intérêt pour l’Afrique de la part des Etats-Unis. Pendant la guerre froide, on s’y intéressait en tant que champ de bataille avec l’Union soviétique, mais la chute du mur de Berlin a entraîné un désintéressement vis-à-vis du continent, jusqu’à ce qu’il soit vu sous le prisme des désastres militaires et environnementaux.

« Après les attentats du 11 septembre 2001, nous avons commencé à considérer l’Afrique sous l’angle de la lutte contre le terrorisme »

Par la suite, avec le déclenchement de la guerre contre le terrorisme global, Global War on Terror après les attentats du 11 septembre 2001, nous avons commencé à considérer l’Afrique sous l’angle de la lutte contre le terrorisme. C’est pourquoi, petit à petit, nous avons créé l’AFRICOM (Africa Command), nous avons mis en place des programmes tels queTrans-Saharan Counterterrorism Initiative, nous avons augmenté l’assistance militaire, l’assistance à la sécurité, nous avons déployé des forces spéciales, … Toute ces initiatives ont été engagées sous le prisme du contre-terrorisme mais avec une démarche différente de celle de la guerre froide. Sous la présidence de Barack Obama et, surtout sous celle de Donald Trump, l’intérêt envers le continent africain a diminué à la mesure du désengagement dans la guerre contre le terrorisme.

« L’administration américaine redécouvre l’Afrique mais avec quelques restes du prisme de la guerre froide : celui de l’Afrique comme champ de bataille entre les grandes puissances »

Aujourd’hui, l’administration américaine redécouvre l’Afrique mais avec quelques restes du prisme de la guerre froide : celui de l’Afrique comme champ de bataille entre les grandes puissances (Etats-Unis, Chine, Russie), à la différence près que les responsables américains sont désormais conscients des mauvais choix de l’époque. Les Africains ne souhaitent pas être considérés comme de simples pions dans un combat qui appartient à d’autres. L’administration américaine est aujourd’hui consciente qu’une approche beaucoup plus globale est nécessaire. A l’image des derniers déplacements d’Anthony Blinken ou de Kamala Harris, cette nouvelle vision leur permettant de réaffirmer que leur intérêt pour le continent dépasse la simple rivalité entre puissances, notamment avec la Chine ou la Russie.

Le dessous des cartes est pourtant un peu différent, les Américains sont bien entendu motivés par cette concurrence, mais ils sont surtout conscients que dans un monde « hyper-globalisé », ce qui se passe en Afrique ne peut se cantonner au continent et aura nécessairement un impact régional sinon mondial. Du point de vue de la culture, de l’économie, des conflits… qu’il s’agisse de choses positives ou négatives, ce qui se produit en Afrique ne reste pas en Afrique. Il est donc essentiel de tenter d’avoir un impact sur le continent tout entier.

On cite toujours le chiffre de la Banque mondiale qui prédit qu’en 2050 un quart de la population mondiale se trouvera en Afrique subsaharienne, nous ne pouvons pas l’ignorer. Il faut que nous trouvions des moyens pour mieux intégrer l’Afrique dans le concert mondial, nous ne pouvons pas continuer à faire semblant que l’Afrique est en dehors de l’histoire.

Les africanistes – et je me compte parmi eux – sont convaincus que ce continent est à considérer comme un partenaire. Heureusement, les responsables de la politique africaine au sein du gouvernement américain sont sincèrement convaincus de l’importance de l’Afrique et convaincus du fait que nous pouvons trouver des politiques gagnants – gagnants.

Justement, cette nouvelle stratégie résumée dans un document intitulé stratégie américaine envers l’Afrique subsaharienne, détaille quatre objectifs sur cinq ans : favoriser les sociétés ouvertes ; offrir des dividendes démocratiques et en matière de sécurité ; travailler au redressement après la pandémie et sur les opportunités économiques ; soutenir la préservation et l’adaptation au climat et une transition énergique juste. Tout l’inverse des stratégies chinoises et russes.

Cette nouvelle doctrine américaine tend-elle à faire adhérer les États africains d’une part aux valeurs américaines et d’autre part au business global ?

Le Secrétaire d’État Antony Blinken présente la nouvelle « stratégie américaine en Afrique subsaharienne » devant les étudiants de l’Université de Prétoria en Afrique du Sud. (AP/Andrew Harnik, Pool)

En ce qui concerne les « valeurs américaines », prôner la démocratie fait toujours partie de notre politique étrangère, nous sommes obligés de le faire car cela fait partie de notre culture. L’Afrique, et surtout l’Afrique subsaharienne, qui constitue un foyer pour les tendances anti libérales est un enjeu pour les démocrates et les libéraux, dont je fais partie. Pour nous qui sommes convaincus de l’importance de la démocratie dans le monde, l’Afrique constitue un vrai test dans la promotion de ces valeurs.

« Pour eux, la démocratie à l’occidental n’est qu’une importation et une imposition de la part des occidentaux »

Pour de nombreux africains que je connais, l’autocratie est plus effective, plus efficace et plus utile. Selon eux, la démocratie à l’occidental n’est qu’une importation et une imposition de la part des occidentaux, anciens colonisateurs. Mais comme Churchill l’a si bien répété, « la démocratie est le pire des systèmes, à l’exception de tous les autres ». Lorsque certaines personnes en Afrique regardent autour d’elles, les résultats des tentatives de démocratisation leur semblent faibles et décevantes.

Nous, les Etats-Unis, cherchons donc toujours à promouvoir la démocratie et de manière sincère, mais jusqu’ici nous n’avons pas trouvé le moyen de le faire. Le gouvernement américain n’a jamais vraiment trouvé le moyen de promouvoir la démocratie dans d’autres pays mis à part au moyen d’une intervention. Mais aujourd’hui, nous ne voulons plus d’intervention, car intervenir c’est interférer et cela est perçu comme de la néocolonisation. Nous essayons donc plutôt de donner des fonds à la société civile, d’organiser des workshops, d’offrir de la formation aux populations…

Sur le plan du business, l’ambition de l’administration de Biden est de promouvoir les affaires sous le prisme des valeurs américaines précédemment évoquées. Nous souhaitons également que ce business renforce notre image à l’international, que les Etats africains regardent les États-Unis comme une alternative fiable aux Chinois et aux Russes. Enfin, notre volonté est aussi d’enrichir les pays africains et leurs populations, pas uniquement leurs élites.

« Nous voulons faire faire du business, mais du business dans lequel on donne plus d’opportunités à la société civile pour développer l’économie de leur pays »

En somme, nous voulons faire du business, mais du business dans lequel on donne plus d’opportunités à la société civile pour développer l’économie de leur pays, en espérant que ce développement économique renforce aussi les velléités démocratiques. Nous souhaitons que ces populations associent le développement économique au développement démocratique et qu’elles ne soient pas convaincues que pour faire fortune, il faut se tourner vers des autocrates en lien avec les Russes et les Chinois.

Par ailleurs, je crois qu’un changement subtil de focal a été opéré par l’administration Biden. En effet, à l’époque de la guerre contre le terrorisme, la politique africaine des Etats-Unis était influencée par le Pentagone, ce qui conférait une place prépondérante à la dimension sécuritaire. Aujourd’hui, je crois qu’avec le déclin de la guerre contre le terrorisme, même si nous faisons toujours beaucoup de choses sur le continent (formation, forces spéciales, …), la focalisation a changé et a permis à d’autres de jouer un rôle. Désormais, les civils, c’est à dire le Conseil national de sécurité et le Département d’État, ont plus de poids dans le débat et ont une influence plus grande sur la politique étrangère du pays.

Avec le retrait progressif de la présence militaire française d’Afrique de l’Ouest, les Etats-Unis semblent vouloir combler le vide sécuritaire. Quelle analyse faite vous de la stratégie de redéploiement militaire américaine en Afrique et les principales zones identifiées comme prioritaires par le Président Biden et son équipe ?

Des soldats français de la force « Barkhane », à Tombouctou, au Mali, le 5 décembre 2021. (THOMAS COEX / AFP)

L’administration Biden fait effectivement plus attention à l’Afrique que ses prédécesseurs. Le niveau d’attention diplomatique a augmenté, cependant, le niveau de ressources consacrées à l’Afrique n’a pas vraiment changé. En effet, du point de vue des ressources – qu’elles soient militaires, économiques, de développement – le sujet Afrique reste en deçà des autres priorités de l’administration que sont la Chine, l’Ukraine, la Russie, l’Iran, le Moyen-Orient, etc. Nous faisons donc plus attention à l’Afrique qu’avant, mais il ne faut pas avoir à l’idée que les États Unis vont combler le vide laissé par les Français. Autant que je sache par ailleurs, il n’y a pas vraiment de redéploiement des forces américaines et nous pouvons même dire le contraire, au Mali ou au Burkina Faso par exemple, où les Américains ont laissé tomber.

Une de nos lois dispose que nous ne pouvons pas fournir d’assistance sécuritaire à un pays dans lequel il y a eu un coup d’Etat militaire, donc nous ne donnons rien aux Maliens et aux Burkinabés en dehors de l’aide humanitaire et cela peut aussi constituer un problème. Si les Maliens et les Burkinabés souhaitent avoir des armes par exemple, ils seront tentés de les obtenir ailleurs, auprès d’autres puissances.

« Nous avons cherché à comprendre comment le djihadisme a réussi à s’insérer dans des sociétés pacifiques  »

Sous la présidence de Donald Trump, nous avons commencé à nous intéresser de plus près au Golfe de Guinée, à cause de la situation sécuritaire au Burkina Faso. Nous avons pris au sérieux les risques de propagation du fléau du djihadisme au delà des frontières du pays, dans le Golfe de Guinée et notamment au Ghana, au Bénin, au Togo et en Côte d’ivoire. Les Etats-Unis ont donc tenté de mieux comprendre la situation dans ces pays là et de tirer les leçons de ce qu’il s’est passé au Mali et au Burkina pour en saisir les dangers et les risques. Nous avons cherché à comprendre comment le djihadisme a réussi à s’insérer dans ces sociétés pacifiques et à trouver des moyens d’endiguer ce fléau, mais cela n’a rien à voir avec le niveau d’aide française au Mali.

Depuis une quarantaine d’années, les USA imposent l’extraterritorialité de leurs lois (FCPA, Sarbanes Oxley, Bank Secrecy Act), ainsi que la compétence de leurs tribunaux, pour « rançonner » des entreprises étrangères, et en priorité européennes et françaises qu’ils condamnent à des amendes qui se comptent en milliards de dollars (BNP, HSBC, Commerz Bank, Société Générale). Il en résulte une forme de concurrence jugée « déloyale » par les européens, avec bien souvent le rachat de ces entreprises par des intérêts américains (Alstom, Alcatel, Technip) ou bien alors une limite imposée de fait dans l’accès à des marchés stratégiques.

Une telle attitude peut-elle être, selon vous, toujours d’actualité, au regard des renversements d’alliances auxquels nous assistons et au retour à une logique de blocs depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine ?

Thierry Breton, commissaire européen chargé du marché intérieur, s’exprime lors d’une conférence de presse sur la loi sur les matières premières critiques et la stratégie de compétitivité à long terme de l’UE, au siège de l’UE à Bruxelles, le 16 mars 2023. (Photo par Kenzo TRIBOUILLARD / AFP)

C’est effectivement une grande contradiction. Vis à vis de notre politique industrielle, notamment en ce qui concerne les armes, nous créons toujours les conditions de concurrence : nous souhaitons que tout le monde achète nos F35 au lieu d’acheter des Rafales, des Gripens, etc, mais cela empêche à terme le développement d’une industrie militaire européenne.

« Il y a un risque important que les intérêts économiques industriels américains et que les mesures prises en conséquences affaiblissent les tentatives de créer des blocs anti russes, anti chinois »

Il en va de même avec la question des puces pour ordinateurs, l’administration Biden tente de faire front face à la Chine, particulièrement avec la mise en oeuvre de politiques industrielles. Cependant, cette législation que nous mettons en place fait du tord aux Européens, il y a un risque que les intérêts économiques industriels américains et que les mesures prises en conséquences affaiblissent les tentatives de créer des blocs occidentaux anti russes, anti chinois, etc.

Tout cela résonne avec l’affaire des sous-marins français et de l’AUKUS. Autant que je sache, l’administration Biden s’est tellement focalisée sur l’idée de fournir les sous-marins nucléaires aux Australiens qu’elle en a oublié le fait que les Français faisaient aussi partie du jeu. Nous aurions pu penser à la France, nous aurions pu chercher une manière de gérer cette décision en invitant les Français à participer. J’ai peur que nous agissions de la même manière vis à vis de la politique industrielle, en oubliant que Siemens, Phillips, les Français mais aussi les alliés aussi dans le Pacifique, les Japonais, les Taiwanais et les Coréens, fabriquent eux aussi des puces électroniques. Cela est un grand problème.

Nous pouvons résoudre ce problème, mais il y a effectivement une contradiction et, si on ne se met pas face à cette contradiction, le problème n’en sera que plus grand. Il faut donner de l’air et de l’espace aux industries européennes.

« Les bureaucrates américains n’ont tout simplement pas considéré cette contradiction et, si j’ai raison, cela signifie que nous pouvons attirer leur attention sur ce sujet »

J’attire cependant votre attention sur le fait que si les bureaucrates américains et les fonctionnaires du département d’État font du mal aux Européens, ce n’est pas fait exprès. Ils ne se rendent pas compte de ce qu’ils font et ne connaissent pas la globalité des conséquences de ces mesures. Ils n’ont tout simplement pas considéré cette contradiction et, si j’ai raison, cela signifie que nous pouvons attirer leur attention sur ce sujet. Je pense que cela peut être productif pour les Européens.

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