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Publié le : 28/02/2025

Olivier Schmitt : Il y a une fracture émergente entre les États-Unis et les démocraties libérales européennes

Le monde de 1945 et celui de 1989 s’effondrent sous nos yeux. Quel avenir géopolitique pour l’Europe face à ce remodelage des alliances et le retour des pulsions impériales ?

Pour l’Europe, la reconstruction post-1945 s’est faite avec le soutien financier et sécuritaire américain. Ce n’était pas gratuit : les États-Unis ont facilité la reconstruction de l’Europe de l’Ouest (à travers le plan Marshall) avec l’intention de donner aux Européens les moyens de leur propre défense. L’idée initiale était de pouvoir désengager les troupes américaines d’Europe, ce qui n’a jamais eu lieu du fait des demandes répétées des Européens d’un engagement concret des Américains à la défense de l’OTAN.

L’après-guerre froide a été marquée par une convergence historiquement exceptionnelle autour des Etats-Unis : grosso modo, toutes les grandes puissances étaient dans le même camp que la superpuissance. Cela a rendu possible la période de « globalisation », où progrès de la démocratie libérale et de l’intégration capitalistique étaient pensés comme allant de pair. Cette période a été très confortable pour les Européens : depuis 1991, en valeur réelle, le PIB des pays européens a augmenté de 50 %, et les dépenses sociales de 100 %, tandis que les dépenses militaires sont restées stables (en conséquence, leur part relative dans le PIB a diminué). Les pays européens ont ainsi accumulé un sous-investissement en équipements d’environ 550 milliards d’euros, soit 4 % de leur richesse.

Face à la rupture historique que nous sommes en train de vivre (dont l’ampleur est comparable à la chute de l’URSS), les Européens ont le choix entre le passage à l’échelle pertinente par un sursaut d’intégration ou la vassalisation définitive du fait de leur fragmentation.

Nous parlons de l’Europe puissance depuis 10 ans. Mario Draghi a récemment remis le sujet sur la table, en présentant son fameux rapport sur la compétitivité de l’Europe à Ursula von der Leyen. Est-ce que le sursaut tant attendu autour de ce concept de puissance viendrait plutôt du retrait américain assumé du conflit russo-ukrainien ? Avec quels fondamentaux ?

L’un des avantages économiques majeurs des États-Unis est la taille de leur marché de consommation et de leur marché des capitaux, qui permet le passage à l’échelle et la distribution de produits dans tout le pays, et de lever des financements substantiels pour des entreprises prometteuses. Comme le relève le rapport Draghi (mais aussi le rapport Letta), au sein de l’Union, le soi-disant « marché unique » souffre d’une fragmentation continue : 24 langues différentes sont un obstacle naturel au commerce transfrontalier, mais la survivance de nombreuses barrières nationales au commerce intra-Union — telles que des systèmes fiscaux différents, des professions réglementées ou des législations nationales différentes — constitue l’obstacle le plus important à la croissance. Logiquement, les marchés des capitaux sont eux aussi fragmentés, ce qui limite les possibilités d’investissement. Au cours des dernières années, force est de constater qu’une lassitude à l’encontre du marché commun s’est imposée, avec un ralentissement marqué des efforts d’intégration. Ceux-ci doivent reprendre pour fortifier le marché intérieur européen.

Or, le contexte politique s’y prête difficilement : le Royaume-Uni a quitté l’UE ; l’Allemagne vient de changer de gouvernement ; et l’exécutif Français est dans une situation de faiblesse inédite depuis la dissolution de l’été 2024, et tout le spectre politique est tendu vers l’échéance de 2027. Alors que le moment historique requiert une plus grande unité européenne, les dynamiques sont davantage à la fragmentation — pour la plus grande joie d’États tels que la Hongrie (ou de partis politiques nationaux tels que l’AFD en Allemagne) qui font le pari conscient d’un monde post-occidental et d’une subordination volontaire à la Russie et la Chine.

La réalité est qu’il y a besoin d’une énorme travail politique pour combattre les forces politiques pariant sur la fragmentation européenne, et donc la disparition internationale des pays qui la composent.

L’ordre international d’aujourd’hui est dominé par le rapport de l’ultra force, où l’ordre fondé sur des règles (respect des souverainetés des États, sanction des crimes de guerre etc.) s’efface car il n’est plus défendu par ses fondateurs : l’Occident. Dans ce contexte, le « Sud global » ou les Suds, n’ont-ils pas une opportunité pour imposer une 3ème voie dans l’échiquier ?

De nombreux pays dits « du Sud » bénéficient en réalité de cet ordre international en voie d’effondrement : ils peuvent réprouver les injonctions à la démocratisation, mais le grand succès de l’ordre international post-guerre froide est d’avoir rendu la guerre d’invasion illégitime et illégale. Cela n’empêche pas qu’elle a pu exister, mais la conscience de la violation d’une norme internationale ne rend pas celle-ci inexistante, ou même inefficace : les critiques de l’invasion de l’Irak en 2003 n’ont de sens que dans un système international où la guerre d’agression est condamnée. Si nous entrons dans une ère qui non seulement tolère, mais encourage, l’agression, beaucoup de pays ont du souci à se faire.

Certains ont fantasmé un monde « multipolaire ». Celui-ci est en train d’advenir à cause de la fracture normative émergente entre les États-Unis et les démocraties libérales européennes. Sans surprise, il est très cruel pour les Européens qui vont payer cher leur manque d’intégration et leur sous-investissement dans les instruments de puissance. Mais il risque de l’être aussi pour de nombreux pays du « Sud Global » qui vont subitement devenir des cibles légitimes. Un système international multipolaire est toujours plus conflictuel qu’un système unipolaire ou bipolaire.

Selon vous, comment vous définiriez la doctrine Trump, mis à part qu’elle s’appuie sur le transactionnalisme ? Pourra-t-elle durer même après son mandat en termes de priorités stratégiques ? 

La doctrine Trump est un agglomérat de courants d’extrême-droite dont l’objectif commun est de fondamentalement transformer le fonctionnement de l’État fédéral et le rapport des États-Unis au monde. Cet agglomérat a trois grandes composantes. D’abord, une branche « intellectuelle », représentée par JD Vance, dont les influences croisent des penseurs anti-libéraux (qui pensent que la démocratie libérale est un problème) comme Patrick Deneen et des partisans du technofuturisme (notamment sa version transhumaniste visant « l’amélioration » de l’humanité par les machines et l’intelligence artificielle) et des « lumières sombres » comme Peter Thiel et Curtis Yarvin. La vision fondamentale est une haine à l’encontre de la démocratie libérale et une volonté explicite de hiérarchisation des individus en fonction de leurs « compétences ». Le deuxième courant est celui représenté par Elon Musk, qui est fondamentalement du libertarianisme (hostile à l’État fédéral) croisé à une autre forme de techno-futurisme (le génie industriel va permettre la prospérité) qui est l’un des mythes politiques américains, réactivant l’imaginaire des Vanderbilts, Rockefellers, et autre Carnegies. Le troisième courant est celui de représenté par Steve Bannon, et est la branche nationaliste radicale du mouvement. Les références sont ici bien plus proches du suprémacisme blanc et du fascisme, maquillés par les allusions à la pop culture : cette tactique rhétorique du « déni plausible » (et perfectionnées par l’alt-right) permet de faire passer des références très bien comprises par les audiences tout en prétendant être victimes de la bien-pensance libérale.

Ces trois courants idéologiques qui structurent le mouvement MAGA (qui a maintenant pris le contrôle du parti républicain) ne vont pas disparaître du jour au lendemain même si Trump quitte le pouvoir.

Dans un éventuel conflit ouvert entre la Chine et les États-Unis, comment selon vous l’Europe pourrait-elle réagir ? A-t-elle besoin de choisir un camp ?

La question est difficile car beaucoup va dépendre de ce qui se passe dans les prochains mois : selon les décisions américaines, l’Europe va vivre une transformation profonde des sources de sa sécurité (si les garanties de sécurité américaine disparaissent) et des sources de sa prospérité (par les tarifs douaniers). Il est possible que la Chine fasse une offre commerciale majeure aux Européens pour compenser des tarifs américains, ce qui modifiera de facto les intérêts européens.

Il est encore trop tôt pour répondre de manière définitive à la question, mais il me semble clair que les intérêts européens vont largement évoluer.

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