Analyses

Publié le : 16/04/2021

Jean Pierre Raffarin : L’Europe n’est pas suffisamment mobilisée pour l’avenir de l’Afrique.

Ancien premier ministre sous Jacques Chirac, Jean Pierre Raffarin incarne à droite, la stature gaulienne de la politique française. Sur le plan de la doctrine diplomatique, cette posture se traduit par le pragmatisme, dans la gestion des nouvelles alliances, et l’indépendance vis-à-vis des superpuissances. L’homme d’Etat qui siège aujourd’hui dans plusieurs cercles de réflexion comme Leaders pour la Paix, une fondation qu’il préside et qui rassemble plusieurs chefs de gouvernement et diplomates dont Anthony Blinken, est spécialiste des relations sino-françaises. Il a aimablement accepté de passer à la Newsroom pour parler de multilatéralisme, de Chine et d’Afrique.

Monsieur le Premier Ministre, on sait que la géopolitique sino-européenne vous fascine. La Chine, fait partie des premiers pays qui ont relancé leurs économies et qui adoptent une diplomatie vaccinale offensive, ce qui peut agacer certaines vieilles puissances occidentales.  Ses relations avec l’Europe se sont d’ailleurs sensiblement détériorées jusqu’à mettre à mal les usages diplomatiques les plus élémentaires (insultes de l’ambassade de Chine à Paris). Comment selon vous l’Europe devra-t-elle traiter la diplomatie de puissance chinoise et avec quels moyens ? 

En effet je m’intéresse à la géopolitique sino-européenne depuis une cinquantaine d’années. Durant toute cette longue période, j’ai en effet connu des hauts et des bas dans nos relations diplomatiques.

Actuellement les tensions sont réelles, notamment en raison de la guerre froide que se livrent la Chine et les États Unis. Les diplomaties se crispent et les propagandes s’affrontent. Dans ce rapport de forces l’Europe joue le rôle de la balle de Ping-Pong qui prend des coups de raquettes des deux côtés.

La réalité de la relation sino-européenne est plus simple, nous sommes face à un feu tricolore. Le feu est rouge pour les questions politiques, nos modèles sont radicalement différents : nous sommes fidèlement ancrés dans le camp des démocraties et de l’état de droit quand la Chine s’affirme clairement sous le leadership du Parti Communiste.

Le feu est orange quant aux marchés. Nous négocions pour mieux équilibrer nos échanges, ce que nous avons fait récemment avec l’accord pour les investissements. Pour les entreprises européennes qui veulent être mondiales le marché chinois est un marché impératif. L’enjeu ici est la réciprocité.

Le feu est vert quant à la gouvernance mondiale. Il serait illusoire de penser que l’on pourrait relancer le multilatéralisme sans la participation de la Chine. Le dernier grand accord multilatéral, l’accord de Paris, a été signé notamment avec l’actif concours de la Chine. Là aussi le dialogue doit être la règle.

« La Chine prend souvent la place laissée par les autres »

Jean Pierre Raffarin

La diplomatie accepte le désaccord mais refuse le manque de respect. La voie d’avenir de la diplomatie européenne ne peut être que la souveraineté. C’est par exemple le chemin suivi par Thierry Breton, notre commissaire européen. Ce n’est pas parce que nous sommes alliés des États Unis que nous devons être alignés. De Gaulle nous a appris que la force d’une politique étrangère est son indépendance.

L’activisme de la Chine en Afrique est quant à lui de plus en plus assumé. Infrastructures, écoles, liaisons aériennes et maritimes… la présence chinoise en Afrique est partie pour durer. Quel regard portez-vous sur cette nouvelle donne ? Notamment vis-à-vis pour des partenaires européens historiques du continent, je pense à la France. 

La Chine prend souvent la place laissée par les autres. L’Europe de toute évidence n’est pas suffisamment mobilisée pour l’avenir du continent africain. Pourtant nos destins sont liés. Le point positif sur cette question est que la coopération franco-allemande progresse sur cette question, mais c’est loin d’être suffisant. Une piste pour l’avenir est de renforcer la coopération multilatérale pour aider l’Afrique, c’est ce que fait « le club de Paris » pour les annulations de la dette africaine. Une coopération triangulaire Europe-Chine-Afrique n’est pas à exclure pour des projets qui auraient besoin des financements chinois et de l’expérience européenne. Une réflexion diplomatique est déjà engagée sur ce sujet

 »Je me suis rendu à Dakhla et j’ai pu constater en effet la dynamique marocaine dans cette magnifique région. »

Jean Pierre Raffarin.

Pour rester en Afrique, les États-Unis d’Amérique ont officiellement reconnu la souveraineté marocaine sur le Sahara Occidental. S’en sont d’ailleurs suivies plusieurs déclarations de hauts responsables américains en faveur du développement de projets d’envergure au Sahara et notamment à Dakhla. La France et l’Europe ont semblé pris de cours, pourtant ce sont de vieux alliés du Maroc. Est-ce que la France en particulier, en tant que partenaire historique du Royaume, devrait selon vous suivre les pas de l’Amérique sur cette question, pour notamment résoudre un conflit qui n’a que trop durer ? 

JPR : La question du Sahara occidental est en effet une question majeure. Nous souhaitons vivement la résolution de ce conflit qui bloque en grande partie le développement du Maghreb. C’est un sujet sur lequel, au nom de la France, Jacques Chirac avait pris des engagements. Monsieur Trump en formulant une position unilatérale n’a pas nécessairement fait progresser une solution durable c’est à dire multilatérale. Je me suis rendu à Dakhla et j’ai pu constater en effet la dynamique marocaine dans cette magnifique région.

Jean-Pierre Raffarin et les Leaders pour la paix ont été reçus à Matignon par Edouard Philippe. Anthony Blinken se trouve au dernier rang.
© Photo Benoît Granier

Vous avez récemment publié une tribune dans laquelle vous déclariez que face à la pandémie, la plupart des pays se sont débrouillés seuls et que le multilatéralisme a reculé, et la pensée occidentale ne fait plus consensus, ou du moins, elle ne fait plus modèle. Comment selon vous le multilatéralisme qui dessinera ‘’le monde d’après’’ peut-il se réinventer et quelles recommandations donneriez-vous aux organisations des deux rives pour qu’elles jouent pleinement leur rôle dans ce que l’on pourrait qualifier « d’acte III » de la mondialisation ?

JPR : En 2008/2010, lors de l’avant dernière crise mondiale, le multilatéralisme avait progressé notamment grâce à la mobilisation du G20 au niveau des chefs d’Etat, sous l’impulsion de Nicolas Sarkozy. En 2020/2021 la gouvernance mondiale s’est effacée devant les initiatives des nations. En pleine crise le retrait des États Unis de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) a fragilisé la dynamique multilatérale.

 »La «planétisation » peut devenir la grande cause de l’Eurafrique. »

Jean Pierre Raffarin.

Les tensions internationales ont été vives.  Pour relancer la coopération internationale, il faut valoriser les consensus. Aujourd’hui ils ne sont pas nombreux, pourtant une préoccupation commune semble émerger : la protection de la Planète devient nécessaire pour protéger l’humanité. Après le « Consensus de Washington » émerge le « Consensus de Paris ». La « mondialisation », dans le passé, ne s’est pas suffisamment préoccupée d’humanisation, aujourd’hui la « planétisation » peut être l’humanisation de la mondialisation. Sur ce point, le discours de XI Jinping quand il signe l’accord de Paris n’est pas très différent de celui de Joe Biden quand il rejoint l’accord. L’Europe peut prendre le leadership de ce combat de la protection de la planète. Elle est mieux placée que quiconque pour associer l’Afrique à cette mobilisation, car probablement qu’en cas de catastrophe climatique l’Afrique serait la principale victime. La «planétisation » peut devenir la grande cause de l’Eurafrique.

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